Transhumanisme

Denis Clabaine, Le Yoga face à la Croix (Page 183)
« L’homme, dans sa sottise, croit qu’il suffit d’avoir une quelconque « performance », n’importe laquelle, pour avoir une supériorité réelle, c’est-à-dire l’élevant au-dessus de sa valeur humaine ordinaire. Or, dans tous les domaines de la vie animale (la comparaison serait plus flagrante encore sur le plan végétal, et encore plus pour le minéral) les performances des animaux l’emportent manifestement sur celles de l’homme. Va-t-on vraiment élever l’homme en augmentant ses performances animales, végétales, minérales ? On risque plutôt de l’abaisser, en payant cet accroissement (fort limité, du reste) de ses capacités inférieures par une diminution de ses capacités supérieures. Nous ne parlons pas, bien sûr, de la saine compétition sportive, qui reste humaine et contribue à valoriser l’homme, à condition de rester « saine » – même alors, d’ailleurs, elle implique un choix, qui n’est pas centré, en soi, sur les valeurs les plus hautes, lesquelles peuvent y perdre. Nous parlons des tentatives de modification plus profonde de la nature ou de ses performances, tentatives dont le terme de « surhomme » résume bien la visée essentielle. Là plus qu’ailleurs, « tout ce qui brille n’est pas or », et la trajectoire de ces tentatives aboutit bien plutôt au « soushomme ». C’est toujours la même chanson : « vous serez comme des dieux ! », et le même bilan final de déchéance au rang des animaux, par la sauvagerie des sens et des instincts, puis des végétaux, par les maladies et les hébétudes, puis des minéraux, par la mort. […] Et n’oublions pas que le Diable, tout supérieur à l’homme qu’il soit par sa nature en elle-même, est inférieur à l’homme par sa condition : il est dans les profondeurs de l’abîme, le plus éloigné qui soit de la Gloire de Dieu. »

Kevin Warwick, scientifique et professeur en cybernétique, I, Cyborg
« Il y aura des gens implantés, hybridés, et ceux-ci domineront le monde. Les autres qui ne le seront pas, ne seront pas plus utiles que nos vaches actuelles gardées au pré. […]
Ceux qui décideront de rester humains et refuseront de s’améliorer auront un sérieux handicap. Ils constitueront une sous-espèce et formeront les chimpanzés du futur. »

Etienne Omnes, Phileo Sophia (Blog)
« Le transhumanisme en tant que courant « philosophique » a cette particularité de ne pas être un mouvement philosophique. Les philosophes le discernent bien, le transhumanisme n’est en réalité qu’une nouvelle théologie, une doctrine à la fois anthropologique et religieuse soutenu par des « néo-prophètes » mais débarrassé d’un Dieu créateur. Pour autant, le transhumanisme n’est pas strictement une religion : il est bien trop divers, bien trop flou et bien trop subtil pour se laisser enfermer dans cette catégorie. Il est le dernier avatar d’une religion bien connue de l’histoire de l’église, mais qui en réalité se retrouve dans toutes les autres, comme un parasite se trouve dans bien des corps. Les païens le connaissaient comme « culte à mystère », les juifs sous le nom de kabbale, les musulmans sous le nom de druze, les bouddhistes sous le nom de tantrisme, les athées sous le nom de franc-maçonnerie. Quant à nous, les chrétiens, nous l’appelons une gnose.
1) Le rejet de la matière comme base
Le transhumanisme est prudent sur la nature de « l’autre monde ». Tout au plus vous aurez des envolées lyriques autour du monde de l’informatique, où le web devient l’équivalent du plérôme ou du monde des formes platoniques. Mais en dehors de quelques évocations plus poétiques que scientifiques, ils ne développent que rarement cette doctrine et pour cause : elle ne tient généralement pas la critique.
Techniquement, on appelle cela le dualisme – l’opposition d’un monde spirituel à un monde matériel. Toutes les gnoses anciennes se retrouvaient dans cette opposition entre le monde de l’esprit, pur, lumière et le monde de la matière, souillé, ténébreux. Mani et Marcion en déduisaient même qu’il y avait un Dieu du mal, le créateur, et le Dieu du bien, père de Jésus Christ.
En revanche, il y a un domaine sur lequel ils sont sûr d’eux : le rejet de la matière et du monde sensuel – accessible aux sens. Rien ne trouve grâce à leurs yeux : nos sens sont trop peu développés, notre cerveau est trop sensible aux phéromones, notre potentiel trop freiné par cette masse de chair mal adaptée. Le salut qu’ils proposent est alors d’échapper aux limites matérielles par un ajout -puis un remplacement- technologique. La chair et le sang sont méprisables. Mieux vaut le titane et le silicium. Notre matière humaine sera bientôt dépassée par la technologie ? C’est normal diront-ils : cette matière est vicieuse et mal conçue, indigne de nos hautes capacités et de notre grand appel.
Les transhumanistes sont des gnostiques en ce qui concerne le mépris et l’arrogance vis-à-vis de la Matière.
2) La conception de la création comme un accident
Cette conception du corps comme « mal conçu », comme une « prison pour notre véritable nature » est ancrée dans une idée très spécifique. L’idée que la création entière est un accident, un arrangement certes ordonné mais sans grand soin, une excroissance imprévue de la réalité qui ne mérite donc pas tant de considération que cela.
Valentin (en latin : Valentinius), au deuxième siècle enseignait que du Dieu insondable avait émané plusieurs Aeons -êtres divins- et que l’un d’entre eux -Sophia ou Sagesse- avait voulu transcender sa nature et communier avec son Père l’Insondable. Dans sa tentative d’ascension elle avait chuté horriblement et avait sombré dans un état de chaos immonde. De l’impact de sa chute était née la terre, et des larmes de sa souffrance était né l’eau, de ses soupirs de regrets était né l’air et de ses spasmes étaient nés les êtres animés. Ainsi le monde matériel n’était pas spécialement conçu ni calculé, il était un accident : une chose qui se trouve être, mais qui peut très bien ne pas exister.
Mani avait une autre version. Au commencement, le Royaume des Ténèbres donna l’assaut au Royaume de la Lumière. Celui-ci supporta fort bien l’assaut, mais il se créa alors une zone grise à la frontière entre les deux : une empreinte ténébreuse de matière qui emprisonne des étincelles de lumière. Ainsi la création est l’équivalent d’un champ de Verdun encore rempli d’obus, qui est progressivement décontaminé par la Lumière.
La cosmogonie transhumaniste est moins colorée, mais tout aussi improbable. Au commencement l’univers vint à l’existence, et sous l’effet des forces aveugles de la nature il s’organisa en astres, planètes et satellites. Par un accident une planète fut en état d’accueillir la vie, et sans volonté la vie apparut sur Terre. Et ainsi naquirent toutes les autres formes de vies, qui avaient les modifications spontanées comme père et la sélection naturelle comme mère. La création dans son ensemble est un théâtre sans spectateurs, un arrangement accidentel qui ne mérite pas d’admiration ni de respect. Elle n’est que l’occasion de notre grandeur.
Les transhumanistes sont des gnostiques en ce qui concerne la conception de la création comme un accident.
3) La Connaissance comme moyen de salut
C’est un autre point universel de la Gnose : le seul moyen de s’arracher de ces matières ténébreuses est de progresser vers la pure Lumière, au moyen de la Connaissance (gnosis). Pour Valentin, il s’agissait de prendre conscience de notre nature spirituelle et de transcender notre corps de chair pour enfin redevenir l’étincelle de divin que nous sommes, et être réunis au plérôme – l’assemblée des êtres divins. Sur ce canevas, tout un bestiaire d’enseignants proposait chacun sa façon différente d’accéder à cette « naissance d’en haut ».
La Connaissance en question était généralement :
– Mystique : elle était secrète, cachée aux yeux de tous.
– Ésotérique : Accessible seulement à des initiés, formés par le Maître
– Métaphysique : Au-delà du monde physique, et des formes communes de la nature.
Cela n’empêchait pas les gnostiques de prêcher largement, et d’avoir un enseignement pour les « non-initiés » – exotérique. Ainsi Mani prêchait publiquement l’incompatibilité entre le Dieu créateur et Jésus Christ, et l’opposition entre évangile et grâce. Cela ne l’empêchait pas de garder pour ses disciples initiés sa vraie doctrine mystique, ésotérique et métaphysique.
Le transhumanisme a lui aussi un double discours, exotérique et ésotérique. Pour les gens du dehors, il parle de fabuleux progrès, de guérisons miracles et de capacités inouïes pour quiconque s’engagera dans la Voie de la Technique. Mais il y a une autre doctrine, enseignée dans des séminaires privés, pour ceux qui sont déjà engagés dans les Voies de la Technique. Il ne s’agit plus d’apprendre à jouer de la guitare en deux heures. Il ne s’agit plus de guérir des cancers sans douleur. Qu’ils se détournent donc de ces friandises pour le tout-venant, et contemplent la possibilité de l’immortalité, du Contrôle, de l’Indépendance Suprême.
Nous retrouvons là les caractéristiques de la doctrine gnostique : mystique, ésotérique, métaphysique.
Les transhumanistes sont des gnostiques quant au rôle de la Connaissance.
4) La classification de l’humanité en différents degrés
Valentin divisait l’humanité entre trois classes : 1. Les « matériels » plèbe glaiseuse qui n’a pour horizon que ses passions. 2. Les « psychiques » en qui on trouve quelques éléments de connaissance, mais qui restent à la frange de la vraie Connaissance. 3. Les « spirituels » qui sont les Fils de la Lumière, ceux qui sont promis au Salut. Cette distinction n’était pas selon la volonté : elle était de nature. On ne pouvait pas se convertir à la Gnose : c’était déterminé dès la naissance. Mani au IVe siècle admettait ce genre de distinction entre les extérieurs, les « auditeurs » -partiellement soumis au code religieux du manichéisme- et les « élus » pleinement soumis et pleinement lumineux. Pas de conversion entre ces catégories : un auditeur ne pouvait pas devenir un « élu », mais tout au plus le servir assidûment en attendant sa réincarnation.
Le transhumanisme accepte aussi cette catégorisation. D’abord il y a les « archaïques », les « ennemis de la Science » qui ne méritent que mépris et ignorance. On ne doit pas interagir avec eux, seulement les ignorer et les éviter, les faire taire au plus. Ensuite il y a les « auditeurs ». À ceux-là, on fait miroiter quelques joujoux techniques, on les fait rêver par des enfantillages. Enfin, les « initiés ». Ce sont ceux-là qui sont spécialement repérés par les Maîtres, à qui l’on enseigne toute la doctrine.
Cette distinction est de naissance : Il n’y a pas d’efforts pour faire passer les archaïques au statut d’auditeur, et peu d’effort pour faire passer du statut d’auditeur à celui d’initié. Seuls les riches et prometteurs peuvent être des initiés.
Les transhumanistes sont des gnostiques quant à leur classification.
5) La promesse de la transformation
Les gnostiques antiques attendaient tous un salut qui serait une délivrance de la matière, un passage de l’être humain à l’être divin. Ils attendaient une trans-formation : le passage d’une forme (celle d’être humain) à une autre.
Les transhumanistes visent aussi à ce but, le plus connu d’entre eux étant Ray Kurzweil, qui propose la transformation d’humain à « AHI » Artificial Human Intelligence par un « upload » aussi grotesque qu’acclamé. Plus couramment, ils proposent à l’usage des simples mortels le remplacement d’une partie de leur forme humaine par une forme technologique. « Jetez donc cette rétine biologique et équipez-vous d’une rétine bionique, plus puissante ».
Les transhumanistes sont des gnostiques quant à leur visée de transformation.
6) Élitisme
Au IVe siècle, en Mésopotamie, un chrétien riche pris de compassion racheta tout un convoi de prisonniers de guerre. Ce geste lui assura un succès immédiat. Cette renommée atteignit Mani en Perse, qui se dépêcha d’envoyer une lettre qui portait ces mots : « J’ai été extrêmement réjoui de voir l’amour chéri par toi, qui est vraiment de la plus grande mesure. Mais je suis inquiet pour ta foi, qui n’est pas en accord avec le vrai standard. Ainsi donc, élu comme je suis pour rechercher l’élévation de la race des hommes, et épargnant comme je le fais, ceux qui s’abandonnent à la tromperie et l’erreur, j’ai considéré utile de t’envoyer cette lettre dans le but premièrement du salut de ton âme, et deuxièmement les âmes de ceux qui sont avec toi, afin de te sauver des opinions douteuses, et spécialement des notions des guides de plus simples d’esprit qui endoctrinent leurs sujets ». Cet appel à l’arrogance était la première étape qui déboucha sur un débat public à Carchar, entre Mani et Archelaüs l’évêque local. L’hérésiarque y fut démasqué et profondément humilié.
Cet incident montre bien une constante chez les gnostiques : celle de cibler des hommes riches et influents pour les convertir à leur secte et assurer par leur intermédiaire une influence immense. Les gnostiques ne cherchaient pas à faire un mouvement de masse : ils avaient plutôt une mentalité de sniper quand il s’agissait de choisir ses adeptes. Dans la même catégorie, on reconnaît la stratégie de recrutement de la franc-maçonnerie.
Le transhumanisme est lui aussi élitiste en son recrutement. En cela il montre bien le fonctionnement d’une gnose.
7) Parasitisme religieux
En début d’article, je mentionnais que cette gnose se retrouvait dans des religions très différentes, selon des formes très semblables. Je reprends la formule de tout à l’heure : comme un parasite se retrouve dans bien des corps différents.
Valentin avait piraté des éléments de platonisme et de christianisme, et formé ainsi une religion composite. Mani avait syncrétisé du zoroastrisme, du christianisme et du bouddhisme, et prétendu ensuite apporter le « vrai message » de chacune de ces religions. En réalité, ils n’ont fait que récupérer et habiter la coquille extérieure de ces religions, comme un pagure au ventre mou. À ma connaissance, seul le christianisme a su se prémunir contre la gnose à travers un processus de confessionnalisation qui a interdit les ambiguïtés dans lesquelles se réfugient les gnostiques.
Le transhumanisme aussi fonctionne en parasite : il récupère à son compte l’héritage technique et scientifique de l’occident, en fait une religion, et habite ensuite cette religion. Que sa coque soit de l’ivoire du christianisme ou du silicium de la Technique, ce pagure n’a pas plus à voir avec la Science que la Religion, et ce sont des scientifiques qui le disent.
Sur ce point, le transhumanisme a bien le fonctionnement d’une gnose.
8) Abandon du monde
Dans un empire romain rempli de grands maux, dans une Mésopotamie gorgée de sang, les gnostiques antiques n’ont jamais pris à cœur les douleurs de leurs époques. Au contraire, ils encourageaient leur fidèles à se détourner de ces apparences matérielles et se concentrer sur leur futur glorieux. Là où les évêques chrétiens courraient après les convois de prisonniers pour les racheter, les manichéens laissaient leur disciples manquer de mourir en mission (comme Mani pour Turbon) ou se servaient de leurs disciples femmes pour piéger des pasteurs chrétiens et acquérir en influence.
Le transhumanisme ne se préoccupe pas plus de la marche du monde, ni de la montée des inégalités et de l’injustice économique. Alors que notre monde gronde contre les marchands, les marchands eux-même sont invités à réfléchir à la cryogénisation de leur corps jusqu’à ce que la Science les fasse vivre mille ans. Un tel décalage est grinçant d’ironie.
Sur ce point, le transhumanisme a bien le fonctionnement d’une gnose.
9) Division
Irénée de Lyon se moquait déjà des divisions infinies de la gnose : « Dès qu’ils sont deux ou trois, non contents de ne pouvoir dire les mêmes choses à propos des mêmes objets, ils se contredisent les uns les autres dans la pensée comme dans les mots. »
Le monde transhumaniste est aussi éclaté aujourd’hui, et il y a environ un transhumanisme par prophète. Dans le (tout) petit monde transhumaniste français, il y a un effort d’unifier à travers l’association transhumaniste française. Mais même lorsqu’ils veulent être unis et que les acteurs sont très peu nombreux, ils se distinguent de Laurent Alexandre, qui de son côté fait cavalier seul.
Sur ce point, le transhumanisme a bien le fonctionnement d’une gnose.
10) La dévotion du prophète
Simon le Magicien et Mani sont allés jusqu’à autoriser et organiser un culte à leur propre gloire, Mani allant même jusqu’à proclamer être la Paraclet envoyé par Jésus. D’autres gnostiques antiques, plus prudents, laissaient simplement croître une dévotion toute naturelle à leur égard.
De même, pour les transhumanistes on retrouve régulièrement le qualificatif de « prophètes » qui leur sont accolés. Même en admettant que ce soit une exagération médiatique, il y a un réel culte de la personnalité autour des différents « maîtres du transhumanisme ». Soit ils l’encouragent, soit ils en profitent tacitement, mais jamais on ne les voit refuser cette gloire.
Sur ce point, sur tous les points, le transhumanisme est une gnose.

Fabrice Hadjadj, Dernières nouvelles de l’homme (et de la femme aussi)
« Le rêve de l’homme augmenté est celui d’un homme diminué, et content de l’être. Il se projette en cyborg pour se dispenser de devenir humain. Il veut une intelligence artificielle parce qu’il n’a pas commencé à penser. Il est fasciné par le futur parce qu’il ne sait pas s’émerveiller devant le premier venu — devant l’événement d’une naissance. »

Philippe de Villers, Le moment est venu de dire ce que j’ai vu
« Le transhumanisme est un projet politique. Et il va nous être imposé tout en douceur, par la société de consommation. Car c’est un narcissisme tentateur, irrésistible.
Nous nous éloignons peu à peu de la vision anthropologique dont nous sommes, nous Européens, les héritiers ; celle qui fut transmise par la pensée grecque, l’héritage judéo-chrétien et toute la philosophie occidentale.
Car, dans la société post-humaniste, la conception de l’homme aura changé et il n’y aura plus de place pour les handicapés ni pour les faibles d’esprit ou de corps, plus de place pour les « sous-hommes », insuffisamment performants. Toujours la même histoire, l’hubris dénoncée par les Grecs, l’orgueil monstrueux.
Le post-humanisme prépare la fin de toutes les charités. Au nom d’un monde meilleur, le meilleur des mondes.
Ce monde-là, on peut le visiter dès aujourd’hui. J’ai effectué, à l’occasion de la remise de l’Oscar du « plus beau parc du monde » – le Thea Classic Award – attribué au Puy du Fou à Los Angeles, un voyage en Post-Humanie. Immédiatement après la cérémonie, j’ai répondu à une invitation de la Silicon Valley, j’ai rencontré quelques dirigeants de la « Singularity University », le centre de la pensée transhumaniste. Singulière université, en effet, où les élèves ingénieurs, scientifiques et entrepreneurs millionnaires reçoivent des cours dispensés par des ingénieurs, des scientifiques et des entrepreneurs milliardaires, dans des domaines aussi divers que la finance, la médecine, l’innovation. Un seul coup d’œil sur l’assemblée fait naître une certitude : le transhumanisme n’est pas un rêve de savants fous, mais un projet de businessmen qui ont les moyens de leurs ambitions.
Sur place, je demande à rencontrer Ray Kurzweil, cofondateur de l’université, qu’on surnomme le « pape » du transhumanisme. Ce spécialiste de l’intelligence artificielle est l’auteur d’un livre à la gloire de l’Humanité 2.0 dans lequel il affirme que l’intelligence non biologique dominera à partir des années 2030. Les nanorobots détruiront les agents pathogènes dans le corps puis remplaceront les neurones pour engendrer des organismes plus performants qui pourront se substituer au cœur ! Il imagine même qu’à partir des années 2040, nous pourrons changer de corps. Mais le « pape » n’est pas visible. C’est un de ses proches qui me raconte, des étoiles dans les yeux et des galaxies dans la voix, la nouvelle humanité qui se prépare.
– « Nous pourrons changer la vie au sens propre et non plus au sens figuré, adopter des clones humains, sélectionner nos gamètes, sculpter notre corps et nos esprits, apprivoiser nos gènes, dévorer des festins transgéniques, voir les infrarouges, écouter les ultrasons, sentir les phéromones, cultiver nos gènes, remplacer nos neurones, ajouter de nouveaux sens, vivre vingt ans ou deux siècles. »
Cet homme en baskets et pull à capuche qui me fait voyager dans le futur est intarissable. Derrière la folie lyrique qui habite ce technoprophète, je cherche à deviner l’homme neuf qui va naître. Grâce aux modifications génétiques héréditaires, on pourra augmenter l’intelligence de l’espèce. Et, à force d’imbrications entre le biologique, le mécanique et l’électronique, on en viendra à créer un homme aux organes démultipliés, aux poumons immortels et aux cellules régénérescentes, un homme capable de courir comme un guépard, de sauter comme un kangourou, de voir l’invisible, d’entendre l’inaudible, c’est-à-dire un être libéré de toutes les limites de la matière.
Cet affranchissement pose une question cruciale, non pas celle de savoir ce que sera cette humanité nouvelle, mais qui en sera. Ce rêve à portée de main l’immortalité que concoctent aujourd’hui les multinationales comme Google, Apple et les autres, est un rêve sélectif. Seuls les plus riches et les moins scrupuleux y auront accès.
Il ne faut pas se faire d’illusion. Dans son principe, le monde transhumaniste ne peut exister qu’au prix d’une inégalité structurelle, entérinée dans le patrimoine génétique de l’espèce : l’immortalité ne pourra être offerte qu’à une partie de l’humanité seulement. Le spectre de la surpopulation imposera une division injuste et arbitraire entre immortels et mortels.
Pour les transhumanistes, cette division de l’humanité en deux groupes, en deux catégories – surhommes et sous-hommes, immortels et mortels -, n’est évidemment pas un problème moral. Ce pourrait être un problème politique mais, m’explique-t-on, l’équilibre qui maintiendra ces groupes en paix est déjà trouvé ce sera la loi capitaliste, la loi du marché, la loi de l’économie qui sera seule reconnue comme régulation des rapports humains par les firmes marchandes dont le transhumanisme est issu ; leur philosophie est simple tout se vend, tout s’achète, tout s’échange.
Ainsi, les dominants vendront aux dominés, et les dominés aux dominants. Les « immortels » détenteurs de toutes les technologies vendront aux « mortels » quelques menues médecines. Et que vendront les « mortels » aux « immortels » ? Ce qu’il leur reste, leur corps – leur ventre, leurs tissus, leurs organes. En Inde, fonctionne déjà la première clinique spécialisée dans la maternité de substitution, où des centaines de femmes indiennes sans emploi peuvent gagner de l’argent en portant des enfants pour les couples sans enfant venant d’Occident. Bien organisés selon un modèle économique rationnel, les « mortels » constitueront un gigantesque vivier de tissus organiques sains à ciel ouvert, propre à constituer le marché du commerce d’organes naturels. En Asie les foies, en Inde les poumons, en Afrique les reins. Devenir du bétail humain : voilà le futur lot de ces nouveaux damnés de la terre, ou plutôt de ces damnés de la technologie. C’est ce que Laurent Alexandre, dans La Mort de la mort, redoute en parlant du « neuro-goulag ».
– « Cela vous gêne-t-il beaucoup, par exemple, que l’espèce des tyrannosaures soit éteinte ? Eh bien, le destin des humains ne posera pas plus de problème moral pour les hommes-robots superintelligents du futur. Les humains sont considérés d’ores et déjà comme une expérience ratée. Vous savez, nous pensons qu’en cédant à la compassion, on risquerait de gâcher de grandes opportunités. »
L’homme, « une expérience ratée ». Ces gens-là ont à ce point perdu l’intuition de la dimension spirituelle de l’homme qu’ils sont incapables de voir la beauté de la création. Je pense au logo d’Apple : voilà la pomme du Livre croquée, rongée, jusqu’au trognon même. C’est le retour de la promesse mensongère originelle qui se trame en Silicon Valley, et que l’humanité s’apprête une seconde fois à proclamer : Sicut dei eritis, Vous serez semblables à des dieux. »

Klaus-Gerd Giesen, L’Observatoire de la génétique (N°16, mars-avril 2004)
« En quoi consiste donc cette idéologie de moins en moins underground car alimentant de plus en plus le débat autour de l’acceptabilité sociale de la génétique humaine (et d’autres technologies nouvelles) ?
En tout premier lieu, le transhumanisme annonce que l’humanisme classique est désormais dépassé. Dans la dernière version de sa Déclaration transhumaniste, l’Institut Extropy de Max More proclame:
« Nous allons au-delà de beaucoup d’humanistes en ce que nous proposons des modifications fondamentales de la nature humaine en vue […] de son amélioration. »
La nature humaine ne serait donc pas fixée une fois pour toutes. Elle changerait, et serait même appelée à muter. Le propre du monde des humains, par opposition à celui des animaux, étant précisément la faculté non seulement d’utiliser mais encore de concevoir des outils techniques afin de pallier à ses énormes insuffisances naturelles et d’adapter son milieu à ses désirs (et non pas l’inverse), il conviendrait que l’humanité prenne technologiquement en charge son destin. Cela signifierait qu’elle rompe avec le processus de sélection naturelle mis en évidence par Darwin et qu’elle forge son évolution sur le mode volontariste jusqu’à dépasser la condition humaine :
« L’humanité ne doit pas stagner. […] L’humanité estime étape provisoire sur le sentier de l’évolution. Nous ne sommes pas le zénith du développement de la nature. »
L’humanisme se présentant le plus souvent comme une « proposition philosophique qui met l’homme et les valeurs humaines au-dessus des autres valeurs » , les défenseurs du transhumanisme partagent avec les « antispécistes », du moins dans un premier temps, l’hypothèse darwiniste selon laquelle la distinction entre l’être humain et l’animal ne serait qu’une question de degré et non de nature, et la hiérarchisation humaniste n’aurait donc aucun fondement biologique. En effet, ils dénoncent les uns comme les autres l’emprise du naturalisme sur notre vision hiérarchisée du monde – dans le sens où l’on parle d’ »ordre naturel » ou d’ »équilibre naturel » pour justifier la domination de l’humain sur l’animal – et placent l’être humain sur une échelle généalogique continue, c’est-à-dire abrogent toute barrière définitive entre les espèces évoluées.
Cependant, cette thèse moniste est aussitôt relativisée par l’introduction d’une nouvelle opposition dualiste, cette fois entre l’être humain et l’être posthumain à venir : les transhumanistes prônent sinon un devoir, du moins un droit d’intervenir dans le cours des événements. Pour ce faire, l’être humain doit s’intégrer à la technosphère et tirer, pour son « autoévolution » accélérée, tout le potentiel de l’intelligence artificielle, des nanotechnologies, des neurotechnologies, de la robotique et surtout de la génétique humaine. »
L’un des objectifs à long ternie des transhumanistes consiste à combattre la mortalité humaine pour réaliser enfin le vieux rêve d’immortalité de l’être humain. Selon eux, on y réussira par la transformation post-darwiniste de l’espèce humaine en un genre perfectionné qui se serait débarrassé de toute animalité. Écoutons Nick Bostrom :
« Un jour nous aurons l’option d’étendre nos capacités intellectuelles, physiques, émotionnelles et spirituelles très au-delà des niveaux qui sont possibles aujourd’hui. Ce sera la fin de l’enfance de l’humanité et le début d’une ère posthumaine. »
Pour y parvenir, Bostrom n’hésite pas à recommander vivement ce qu’il appelle « l’ingénierie des cellules souches » (manipulations germinales) et le clonage reproductif. À force de vouloir apporter des améliorations et des reprogrammations à l’être humain – par analogie avec les versions successives d’un logiciel d’ordinateur – l’auteur perpétue la métaphore foncièrement antihumaniste de l’homme-machine, ainsi que le mythe d’un progrès infini. Hormis que l’humain n’est plus destiné à devenir meilleur par l’éducation (humaniste), et le monde par des réformes sociales et politiques, mais simplement par l’application de la technologie à l’espèce humaine.
Nous y trouvons aussi le vieux fantasme eugéniste selon lequel la valeur intrinsèque d’un être humain se mesure à l’aune de la qualité de sa base héréditaire. Raisonnant, comme la plupart des philosophes transhumanistes, en ternies purement utilitaristes, Bostrom écrit :
« Très probablement il y aura quelques conséquences négatives de l’ingénierie germinale humaine qui ne peuvent être ou ne seront pas anticipées. Inutile de dire que la seule existence d’effets négatifs n’est pas une raison suffisante pour ne pas y procéder. Toute technologie majeure […] a quelques conséquences négatives, y compris quelques conséquences imprévues. Et il en va de même pour le choix de préserver le statu quo. Ce n’est qu’après une comparaison équitable des risques et des probables conséquences positives que l’on peut parvenir à une conclusion fondée sur une analyse en termes de coûts-bénéfices. »
James Hughes approuve, lui aussi, le recours à l’approche utilitariste des coûts et des bénéfices lorsqu’il s’agit d’évaluer prospectivement un upgrade génétique.
De toute façon, nous prévient Bostrom, « un clone humain serait une personne unique méritant autant de respect et de dignité que n’importe quel autre être humain ». Toute résistance de principe (déontologique) à de tels procédés techniques serait particulièrement mal venue lorsqu’elle se fonde sur les supposées difficultés de l’enfant à naître :
« Peut-être le rehaussement germinal conduira à plus d’amour et d’attachement parentaux. Peut-être certains pères et mères trouveront plus facile d’aimer un enfant qui, grâce aux améliorations génétiques, sera brillant, beau et en bonne santé. »
Nous découvrons ici l’eugénisme hyperindividualiste – les transhumanistes s’opposant avec virulence à toute régulation politique de la génétique humaine et donc à l’eugénisme collectif – et le modèle consumériste qui président à leur idéologie. Certains, à l’instar de James Hughes, mobilisent même une image qui annonce sans équivoque la nouvelle ère :
« Si vous sélectionnez, sur catalogue, la plupart des gènes de votre enfant, cette sélection renforcerait probablement l’importance de vos liens parento-sociaux avec vos enfants. »
L’amour que les parents porteront à leur enfant-produit obtenu sur commande sera donc directement fonction des désirs et attentes que les premiers inscrivent dans les « options » et les « accessoires » d’un corps de progéniture ramené au rang de matériau et dépourvu de toute signification symbolique. Au-delà de la référence consumériste se dessine, plus en profondeur, le principe hédoniste, explicitement évoqué par David Pearce, exaltant les plaisirs de l’immédiateté et du corps.
Or, ce principe se transmue aussitôt en un eugénisme de la normalisation, car depuis Canguilhem et Link nous savons que chaque époque et ses imaginaires dominants produisent une normalité spécifique. Comme le remarque à juste titre Jacques Ricot :
« Alors que l’aléatoire de la naissance garantissait jusqu’à présent l’altérité, l’intervention technique dans la fécondation [et a fortiori dans la base génétique] laisse entrevoir une possible maîtrise de l’homme actuel sur les hommes à venir. »
Un autre effet pervers de ce déterminisme génétique, qui décidément semble gagner du terrain aujourd’hui, réside dans le fait que l’autoproduction de l’homo sapiens est appelée à se fonder entièrement sur l’altruisme individuel. Après tout, en matière de reproduction les « parents » du futur n’effectueraient leurs choix individuels que de façon hautement responsable. La Déclaration transhumaniste de More l’explique :
« La responsabilité et l’autonomie personnelles vont de pair avec l’autoexpérimentation. Les extropiens [comme les transhumanistes américains se nomment eux-mêmes] prennent la responsabilité pour les conséquences de leurs choix. […] L’expérimentation et l’autotransformation exigent la prise de risques ; nous souhaitons être libres d’évaluer les éventuels risques et bénéfices pour nous-mêmes, de procéder à nos propres jugements et d’en assumer la responsabilité en ce qui concerne les résultats. Nous nous opposons vigoureusement à toute coercition de la part de ceux qui tenteraient d’imposer leurs jugements en matière de sécurité et d’effectivité des différents moyens d’autoexpérimentation. […] La protection paternaliste de l’individu est inacceptable pour nous. […] Comme l’autodétermination s’applique à tout un chacun, ce principe exige que nous respections l’autodétermination des autres. »
Dès lors, les transhumanistes transposent l’approche néolibérale de l’économie à la génétique humaine : une sorte de main invisible régulerait automatiquement les microdécisions individuelles et garantirait les mutations successives de l’espèce humaine vers une nouvelle espèce. Nous avons en effet affaire à la parabole d’un marché autorégulateur qui, là aussi, supprime la sphère politique, c’est-à-dire les décisions collectives.
Il est vrai que les transhumanistes sont dans leur immense majorité des libertariens anarcho-capitalistes convaincus des seules vertus du marché, et que les œuvres du théoricien néolibéral Friedrich von Hayek figurent sur pratiquement toutes les listes de lectures recommandées. Mais leur inégalitarisme décomplexé et leur méritocratie implacable se réduisent en réalité à un fétiche biologique : le désespoir de trouver des solutions sociales et politiques à nos problèmes sociopolitiques d’aujourd’hui les incite à tout ramener au gène héréditaire, en tant que fantasme de la toute-puissance retrouvée de l’individu, quitte à métamorphoser le sujet (humain) en projet (posthumain).
Véritable messianisme de substitution, elle est, comme le note Jean-Claude Guillebaud :
« Devenue l’idéologie par défaut. En désespoir de cause, c’est à elle qu’on a confié toutes les attentes et utopies qui habitent naturellement l’esprit des hommes : la connaissance parfaite, la divination (la prédictabilité génétique), la métamorphose magique (les manipulations), la transformation prométhéenne, etc. »
Plus encore il s’agit, selon Dominique Lecourt, d’une véritable gnose, car :
« Ce que proclament aujourd’hui tout haut les techno-prophètes américains dans leur étrange style néo-biblique qui les rapproche des télé-évangélistes, c’est qu’ils tiennent l’application des sciences à la technique pour une tâche sacrée susceptible de permettre à l’être humain de surmonter les conséquences de la Chute, de le préparer à la rédemption et de retrouver le bonheur d’Adam au paradis terrestre. »
Enfermant la figure du surhomme nietzschéen – par ailleurs une référence constante chez les transhumanistes – dans un absurde matérialisme biologique qui amuserait sans doute beaucoup le philosophe allemand, les transhumanistes poussent leur nihilisme jusqu’à
« Spéculer sur les membres de la strate privilégiée de la société qui amélioreront éventuellement eux-mêmes et leur progéniture à un tel point que l’espèce humaine se partagerait […] en deux d’espèces, ou plus, n’ayant plus grand-chose en commun, à l’exception de leur histoire partagée. Les génétiquement privilégiés pourraient être sans âge, en bonne santé, des supergénies d’une beauté physique sans défaut… Les non privilégiés resteraient au niveau d’aujourd’hui, mais seraient peut-être privés d’un peu de leur estime de soi et souffriraient occasionnellement de sursauts de convoitise. La mobilité entre la classe inférieure et la classe supérieure pourrait être réduite à pratiquement zéro. »
La force et l’originalité doctrinales résident précisément dans la combinaison inédite des deux éléments idéologiques que sont une gnose eschatologique et un néolibéralisme inégalitaire qui va jusqu’à admettre la possible émergence d’une société de castes génétiques dominée par des surhommes. »

Élisabeth Badinter, Juive, L’un est l’autre
« Aujourd’hui on peut être enceinte sans faire l’amour, emprunter un ovocyte à X, du sperme à Y, féconder le tout in vitro, se faire réimplanter l’embryon ou le faire porter par une autre. Il n’est peut-être pas loin le temps où une mère artificielle pourrait se substituer à une mère de chair et de sang. »

Bibliographie

– Olivier Rey, Leurre et malheur du transhumanisme
– Dr Jean-Pierre Dickès, L’ultime transgression / L’homme artificiel / La fin de l’espèce humaine
– Bruno Couillaud, Manières de penser
– Joël Hautebert, Le transhumanisme
– Nicolas Le Bault, Le Transhumanisme – stade terminal du capitalisme
– Père Joseph-Marie Verlinde, La fabrique du post-humain
– Yohan Picquart, Comprendre et penser le transhumanisme quand on est chrétien

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