Fondation de l’Église

Abbé Auguste Boulenger, Manuel d’apologétique
« Notions préliminaires. — Pour qu’aucune confusion ne naisse dans l’esprit, il importe, avant tout, de bien déterminer le sens des deux mots « royaume de Dieu » et « Église », dont l’usage sera fréquent au cours de ce chapitre.
1° Concept du royaume de Dieu
L’expression « royaume de Dieu » ne revient pas moins de cinquante fois dans les Évangiles de saint Marc et de saint Luc. Saint Matthieu au contraire ne l’emploie que rarement (XII, 28 ; XXI, 31, 43) ; il lui substitue l’hébraïsme « royaume des cieux ». Peu importe du leste : les deux expressions ont même sens. Le royaume de Dieu ou des cieux est bien le point contrai de la prédication de Jésus. L’on se rappelle que les Juifs, instruits par les oracles messianiques, attendaient depuis plusieurs siècles l’avènement d’un vaste Royaume appelé à s’étendre au loin, et d’un Roi que Jahvé enverrait pour le gouverner. L’établissement de ce royaume doit donc être l’œuvre propre du Messie. Mais ce royaume dont Jésus vient annoncer la venue, n’est pas tel que les Juifs se le représentent. Dans son ensemble il est la nouvelle religion, la grande société chrétienne que le Christ va instaurer, qu’il doit inaugurer sur cette terre jusqu’à ce qu’il en devienne le juge et le roi à son dernier avènement. Le royaume de Dieu a donc deux phases. Il est : — a) un royaume terrestre dans lequel pourront se grouper tous les sujets de l’univers, et — b) un royaume céleste, transcendant, qui sera établi dans le ciel, un royaume eschatologique.
2° Concept de l’Église
Étymologiquement, le mot Église (du grec « ekklêsia » assemblée), désigne une assemblée de citoyens convoquée par un crieur public.
A. DANS LE LANGAGE SCRIPTURAIRE, le mot est employé avec une double signification.
a) Au sens restreint et conforme à l’étymologie, il s’applique soit à l’assemblée des chrétiens qui tiennent leur réunion dans une maison particulière (Rom., XVI, 5 ; Col., IV, 15), soit à l’ensemble des fidèles d’une même cité ou d’une même région : telles sont, par exemple, l’Église de Jérusalem (Act., VIII, 1 ; XI, 22 ; XV, 24), l’Église d’Antioche (Act., XIV, 26 ; XV, 3 ; XXIII, 1), les Églises de Judée (Gal., I, 22), les Églises d’Asie (I Cor., XVI, 19), les Églises de Macédoine (II Cor., VII, 1).
b) Dans un sens général, le mot désigne la société universelle des disciples du Christ. Le mot est ainsi employé par saint Matthieu dans le fameux « Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Église » ( Mat., XVI, 18). Le même sens est assez fréquent dans les Actes (V, 11 ; VIII 1, 3 ; IX, 31), dans les Épîtres de saint Paul (I Cor., X, 32 ; XI, 16 ; XIV, 1 ; XV, 9 ; Gal, I, 13 ; Eph., I, 23 ; V, 23 ; Col, I, 18), dans l’Épître de saint Jacques (V, 14).
B. DANS LE LANGAGE DES PÈRES, le mot Église se retrouve avec les deux mêmes sens.
a) Sens restreint, soit d’assemblée des fidèles : ex. Didachè (IV, 12) soit de groupement local ou régional des fidèles : ex. première Épître de saint Clément pape aux Corinthiens dans la suscription.
b) Sens général, pour désigner l’ensemble des fidèles appartenant à la religion chrétienne : le mot se trouve ainsi employé dans les écrits du pape saint Clément, de saint Ignace, de saint Irénée, de Tertullien et de saint Cyprien.
C. D’APRÈS LA DOCTRINE CATHOLIQUE, le mot Église pris au sens général, s’entend de la société des fidèles qui professent la religion du Christ sous l’autorité du Pape et des Évêques.
a) En tant que société, l’Église offre les trois caractères communs à toute société, à savoir une fin, des sujets aptes à atteindre cette fin et une autorité qui a la mission de les y conduire.
b) En tant que société religieuse, les caractères de l’Église sont d’une nature spéciale. La fin qu’elle poursuit est d’ordre surnaturel. Les sujets auxquels elle s’adresse sont considérés, non par rapport à leurs intérêts temporels, mais au seul point de vue du salut de leur âme. De même, l’autorité qui assume la direction est une autorité surnaturelle qui a reçu de Jésus-Christ un triple pouvoir : — 1. un pouvoir doctrinal pour enseigner d’une manière infaillible la doctrine du Christ ; — 2. un pouvoir sacerdotal pour communiquer la vie divine par les sacrements ; et — 3. un pouvoir de gouvernement pour obliger tous les fidèles à ce qui est jugé nécessaire ou utile à leur salut.
Il est facile de voir, par les deux notions qui précèdent, que le concept du royaume est beaucoup plus étendu que celui de l’Église. L’Église est quelque chose du royaume. Elle en est le côté visible et social, mais elle n’est pas tout le royaume, celui-ci ayant deux aspects : l’aspect terrestre et l’aspect céleste ou eschatologique. Cependant l’Église, entendue au sens large, se confond avec le royaume de Dieu. Les théologiens distinguent en effet le corps et l’âme de l’Église, c’est-à-dire, d’un côté, la communauté visible et hiérarchique des chrétiens, et, de l’autre, la société invisible, l’âme, à laquelle appartiennent tous ceux qui sont en état de grâce, quelque religion qu’ils professent. Ils comprennent en outre dans la notion d’Église, non seulement les fidèles de la terre (Église militante), mais aussi les élus qui sont au ciel (Église triomphante) et les âmes qui souffrent en Purgatoire (Église souffrante). Au point de vue apologétique, et comme il est entendu dans ce chapitre, où nous recherchons si Jésus-Christ a institué une Eglise, ce mot ne s’applique qu’à la société visible et hiérarchique des chrétiens ici-bas, donc à la société considérée sous son aspect extérieur et social (sens général).
Question préalable : Jésus a-t-il pu songer à fonder une Église.
D’après les protestants libéraux et les modernistes, l’institution d’une Église ne pouvait pas être dans la pensée de Jésus, la prédication du Sauveur n’ayant d’autre but que l’établissement du royaume de Dieu. Le royaume de Dieu, en effet, tel que nos adversaires le conçoivent, est incompatible avec la notion catholique de l’Église. Le royaume de Dieu prêché par Jésus serait: — 1. un royaume purement spirituel, d’après les uns (Sabatier, Stapfer, Harnack) ; — 2. un royaume uniquement eschatologique, d’après les autres (M. Loisy). Nous allons examiner ces deux systèmes, et nous montrerons qu’ils sont une interprétation incomplète, et par conséquent fausse, de la pensée et de l’œuvre de Jésus.
Le système d’un royaume de Dieu seulement intérieur.
1° Exposé du système
Si nous en croyons Sabatier et Harnack, Jésus n’a jamais songé à fonder une Église, en tant que société visible. Il s’est borné à prêcher un royaume de Dieu intérieur et spirituel ; son unique préoccupation a été d’établir le règne de Dieu dans l’âme de chaque croyant, en produisant en lui une rénovation intérieure et on lui inspirant envers Dieu les sentiments d’un fils à l’égard de son Père. Dans sa race, dans son milieu, dans la génération de son temps, Jésus trouvait une religion exclusivement rituelle et formaliste. Sans doute, il ne l’a pas interdite d’un seul coup ; mais ce côté extérieur de la religion, il l’envisage comme secondaire. Ce que l’on peut au contraire regarder comme la grande nouveauté apportée par lui, comme l’élément original et qui lui appartient en propre, ce qui, en d’autres termes, est bien l’essence du christianisme, c’est la place prépondérante accordée désormais au sentiment. Ainsi le royaume de Dieu serait un royaume intime et spirituel, s’adressant aux besoins de l’âme, n’impliquant aucune adhésion à des dogmes, à des institutions positives et à des rites tout extérieurs, laissant donc toute liberté au sens individuel. D’où il suit que l’organisation du christianisme en société hiérarchique serait en dehors du plan tracé par le Sauveur ; l’Église serait une création humaine dont il appartient à l’histoire de découvrir les origines et les causes.
2° Réfutation
Que la religion prêchée par le Christ, autrement dit, le royaume de Dieu soit surtout d’essence spirituelle, que la grande innovation du christianisme ait été la rénovation intérieure par la foi, la charité et l’amour du Père, que ces conceptions de Jésus aient créé un abîme entre le pharisaïsme alors régnant et la religion nouvelle, c’est ce dont nous aurions mauvaise grâce à ne pas convenir avec Harnack. Il ne faudrait pourtant rien exagérer, car, dans une certaine mesure, le royaume spirituel n’était nullement étranger à l’enseignement des prophètes. Toutefois il n’en est pas moins vrai, — et c’est ce qu’il fait reconnaître avec Harnack, — que le royaume spirituel et intérieur est bien l’œuvre de Jésus. Alors que la voix des prophètes avait eu peu d’écho, Jésus seul eut assez d’autorité pour remonter le courant et opposer à la justice tout extérieure et matérielle du culte mosaïque la justice du nouveau royaume où les vertus intérieures telles que l’humilité, la chasteté, la charité, le pardon des injures, occupent la première place.
Mais, ces justes concessions une fois faites, s’ensuit-il qu’il y ait lieu de conclure, avec Harnack, que le royaume de Dieu annoncé et établi par le Christ, soit un royaume purement individuel, une société invisible composée des âmes justes, et qu’il n’ait aucun caractère collectif et social ? Est-on même en droit de prétendre que la perfection intérieure doit être considérée comme l’essence du christianisme, parce que seule elle est l’œuvre du Christ ? Il semble bien que non, et il y a dans cette manière de voir un sophisme que M. Loisy a relevé dans les termes suivants. « II y aurait, dit-il, peu de logique à prendre pour l’essence totale d’une religion ce qui la différencie d’avec une autre. La foi monothéiste est commune au judaïsme, au christianisme et à l’islamisme. On n’en conclura pas que l’essence de ces trois religions doive être cherchée en dehors de l’idée monothéiste. Ni le juif, ni le chrétien, ni le musulman n’admettent que la foi à un seul Dieu ne soit pas le premier et le principal article de leur symbole. C’est par leurs différences qu’on établit la destination essentielle de ces religions, mais ce n’est pas uniquement par ces différences qu’elles sont constituées. Jésus n’a pas prétendu détruire la Loi, mais l’accomplir. On doit donc s’attendre à trouver dans le judaïsme et dans le christianisme, des éléments communs, essentiels à l’un et à l’autre. L’importance de ces éléments ne dépend ni de leur antiquité, ni de leur nouveauté, mais de la place qu’ils tiennent dans l’enseignement de Jésus et du cas que Jésus lui-même en a fait. » Autrement dit, ce n’est pas parce que le Messie a enseigné que le « royaume de Dieu » devait être surtout spirituel, qu’il faut en conclure qu’il doit être exclusivement spirituel.
Du reste, la chose apparaît tout à fait évidente si l’on prend soin de remettre le langage de Jésus dans les conditions de milieu et d’idées dans lesquelles il a été tenu. Si le Sauveur insiste tout particulièrement sur l’idée de perfection intérieure et de rénovation spirituelle, c’est qu’il doit corriger les conceptions fausses des Juifs. Ceux-ci attendent un royaume temporel ; ils se sont attachés dans les prophéties à l’élément secondaire et ils croient à la restauration du royaume d’Israël. Le Messie veut donc redresser leurs conceptions fausses et leur faire comprendre que le royaume de Dieu qu’il est venu établir, n’est nullement un royaume temporel, qu’il n’est pas le triomphe d’une nation sur les autres, mais un royaume qui s’adresse à tous les peuples et dans lequel aura accès tout homme de bonne volonté qui pratique les vertus morales et intérieures.
Que le royaume ne soit pas purement spirituel, qu’il ait au contraire un caractère collectif et social, c’est ce qui ressort surtout de nombreuses paraboles, qui sont, on le sait, une des formes les plus ordinaires sous lesquelles Jésus donne son enseignement. Il est clair, par exemple, que les paraboles où Notre-Seigneur compare le royaume au champ du père de famille sur lequel poussent à la fois le bon grain et l’ivraie (Mat., XIII, 24, 30), au filet du pécheur où se confondent les bons et les mauvais poissons (Mat., XIII, 47), n’auraient aucun sens dans l’hypothèse d’un royaume purement intérieur et spirituel.
D’autre part, le terme de royaume de Dieu ne serait-il pas bien impropre s’il fallait l’entendre du règne de Dieu dans l’âme individuelle ? Ce n’est plus en effet d’un royaume qu’il s’agirait, mais d’autant de royaumes qu’il y aurait d’âmes.
Les partisans de ce système s’appuient, il est vrai, pour prouver leur thèse, sur ce texte de saint Luc (XVI, 20) « Ecce regnum Dei intra vos est » qu’ils traduisent ainsi : « Le royaume de Dieu est en vous. » Mais ce texte comporte un autre sens, et il semble plus juste et plus en rapport avec le contexte de traduire : « Le royaume de Dieu est au milieu de vous. » D’après saint Luc, en effet, ce sont les pharisiens qui interrogent Notre-Seigneur. Comme ils lui demandent quand viendra le royaume de Dieu, il leur répond : « Le royaume de Dieu ne vient pas de manière à frapper les regards. On ne dira point : Il est ici, ou : il est là ; car voyez, le royaume de Dieu est au milieu de vous. » Ainsi remise dans son cadre, la parole de Jésus paraît plutôt contredire le système d’un royaume purement intérieur que de le favoriser. S’adressant à des pharisiens qui étaient incrédules, qui, du fait qu’ils rejetaient l’Évangile, se mettaient en dehors du royaume, n’est-il pas évident que Jésus ne pouvait leur dire que ce royaume était en eux, c’est-à-dire dans leurs âmes ? La pensée du Sauveur est donc tout autre. Se heurtant aux idées fausses de ses adversaires, qui s’imaginaient que la venue du royaume et du Messie serait accompagnée de signes éclatants, de prodiges extraordinaires dans le ciel, Jésus apprend aux pharisiens comment le royaume de Dieu doit venir. Il ne viendra pas, leur dit-il alors, comme une chose qu’on peut observer, comme un astre dont on pourrait suivre le cours, car le royaume sera surtout spirituel et se dérobera par conséquent à l’observation. Du reste, ajoute Notre-Seigneur, n’allez pas le chercher où il ne faut pas, car il est déjà venu, il est au milieu de vous.
Conclusion
De la correcte interprétation du texte de saint Luc, ainsi que des raisons qui précèdent, il résulte donc que le royaume de Dieu ne peut être considéré comme un royaume purement spirituel, qu’il est au contraire collectif et social, et qu’on ne peut induire de là que Jésus n’ait jamais songé à fonder une Église visible.
Le système d’un royaume de dieu purement eschatologique.
1° Exposé du système
Suivant M. Loisy, l’institution d’une Église n’a pu rentrer dans les desseins du Sauveur. Voici à peu près comment l’auteur de l’Évangile et l’Église entend le démontrer. À l’époque où parut Notre-Seigneur, c’était une idée courante parmi les Juifs, que le Messie aurait pour mission d’inaugurer le règne final et définitif de Dieu ou, si l’on aime mieux, le royaume eschatologique. Or, si l’on analyse les textes des Évangiles, du seul point de vue critique et sans les déformer par une interprétation théologique, il semble bien que Jésus partageait l’erreur de ses contemporains. En conséquence, sa prédication a eu un double but : —1. Annoncer la venue prochaine du royaume en même temps que la fin du monde qui devait en être l’accompagnement obligé ; et — 2. Y préparer les âmes par le renoncement aux biens de ce monde et par la pratique des vertus morales capables de procurer la justice. Le Christ de l’histoire n’a donc pas pu songer à fonder une Église, c’est-à-dire une institution durable, puisque son œuvre n’était pas appelée à durer et qu’elle devait se terminer à brève échéance par l’avènement du royaume final.
On ne saurait donc parler de l’institution divine de l’Église. Ce sont les circonstances et la non-réalisation du royaume eschatologique qui ont déterminé les disciples à corriger le programme de leur Maître, à « réinterpréter » ses paroles « pour accommoder à la condition d’un monde qui durait, ce qui avait été dit à un monde censé près de finir ». D’où il paraît légitime de conclure que Jésus « annonçait le royaume, et c’est l’Église qui est venue. » Cependant, d’après la théorie moderniste, si l’Église ne procède pas d’une pensée et d’une volonté expresse de Jésus, l’on peut dire cependant qu’elle se rattache de l’Évangile, en tant qu’elle fait suite à la société que Jésus avait groupée autour de lui en vue du royaume. Elle est ainsi, en un certain sens, le résultat légitime, quoique inattendu, de la prédication du Christ, et rien n’empêche de voir, entre l’Évangile et l’Église, un rapport étroit, et de dire en toute vérité que « l’Église continue l’Évangile ». En d’autres mots, Jésus avait groupé autour de sa personne un certain nombre de disciples à qui il donna la mission de préparer l’inauguration prochaine du royaume, et comme les événements ont trompé l’attente des apôtres, — le royaume si ardemment désiré et si impatiemment attendu n’étant pas venu, — la petite société a grandi et, en grandissant, elle a donné naissance à l’Église. L’on peut donc définir l’Église : la société des disciples du Christ, qui, ne voyant pas venir le royaume eschatologique, se sont organisés et adaptés aux conditions d’existence de l’heure présente.
L’on pourrait se demander ce que M. Loisy fait des textes évangéliques qui rapportent l’institution de l’Église. C’est bien simple, comme les protestants libéraux, il les déclare sans valeur pour l’historien, et il en donne comme raison que « les textes qui concernent véritablement l’institution de l’Église sont des paroles du Christ glorifié ». Ces textes seraient donc des produits de la pensée chrétienne. Et M. Loisy conclut que « l’institution de l’Église par le Christ ressuscité n’est pas un fait tangible pour l’historien ».
2° Réfutation
N’ayant d’autre objectif que de préparer les âmes à la venue imminente du royaume des cieux et à sa parousie, le Christ ne pouvait songer à organiser une société durable : telle est l’idée maîtresse du système de M.Loisy. Or nous allons prouver que, pour soutenir une thèse aussi absolue, il est nécessaire de se livrer à un découpage de textes que rien n’autorise, et procéder à un choix inadmissible ou à une interprétation fantaisiste des passages de l’Évangile qui s’appliquent à l’Église.
Considérons d’abord le point de départ. Est-il vrai que les contemporains de Jésus n’aient eu d’autre idée que l’établissement du règne définitif de Dieu ? Comme l’a fort bien démontré le P. Lagrange, l’on peut distinguer au contraire dans la littérature de l’époque deux manifestations de la pensée juive : celle que l’on trouve dans les apocalypses et celle des rabbins. Or, pas plus dans l’une que dans l’autre, le règne messianique n’est identifié avec le règne final de Dieu ; ni d’un côté ni de l’autre l’on ne se désintéresse de l’avenir d’Israël en ce monde. Il y a toutefois cette différence entre les deux que les auteurs apocalyptiques insistaient beaucoup plus sur le royaume eschatologique tandis que les rabbins, dans leur concept du règne messianique, attachaient une part plus importante au monde présent. Si, par conséquent, Jésus avait adopté les idées des apocalypses et n’avait voulu prêcher qu’un royaume purement eschatologique, il n’aurait pas manqué de corriger les croyances des rabbins. Or cela, il ne l’a pas fait. De l’examen impartial des Évangiles il résulte au contraire que le Sauveur présente le royaume comme devant avoir une double phase : une phase terrestre avant la période de consommation finale. Il y a en effet de nombreux caractères par lesquels Jésus décrit le royaume, qui sont totalement inconciliables avec le royaume eschatologique et qui ne s’accordent qu’avec la vie présente. C’est ainsi que Jésus parle du royaume comme déjà inauguré. « Depuis les jours de Jean-Baptiste jusqu’à présent, le royaume des cieux est emporté de force », est-il dit dans saint Matthieu (XI, 12). Ainsi encore il réplique aux Pharisiens qui l’accusent de chasser les démons au nom de Belzébuth : « Que si c’est par l’Esprit de Dieu que je chasse les démons, le royaume de Dieu est donc venu à vous » (Mat., XII, 28).
Mais c’est surtout dans les paraboles que l’enseignement de Jésus transparaît le plus. Le royaume y est représenté comme une réalité déjà existante et concrète, comme un royaume destiné à grandir et à se développer, — parabole du grain de sénevé (Mat., XIII, 31, 35 ; Marc, IV, 30, 32), — comme un royaume comportant le mélange des bons et des méchants, — paraboles du bon grain et de l’ivraie (Mat., XVIII, 24, 30), du filet qui ramasse des poissons de toutes sortes, bons et mauvais (Mat., XIII, 47, 50), des vierges sages et des vierges folles (Mat., XXIV, 1, 18). Autant de caractères qui ne sont pas applicables au royaume eschatologique et qui ne peuvent convenir qu’à un royaume déjà formé, susceptible de s’étendre et de se perfectionner, préparatoire à une autre forme de royaume qui, elle, sera la forme ; définitive, où le bon grain seul sera engrangé, où le tri entre les bons et les mauvais poissons sera chose faite, et d’où les vierges folles seront exclues.
Tout cela serait juste, répliquent alors les partisans du système eschatologique, si les textes allégués pour prouver l’annonce d’un royaume terrestre étaient authentiques. Mais, ils ne le sont pas. Ils ont été introduits dans la trame évangélique par la première génération chrétienne qui, ne voyant pas venir le royaume eschatologique attendu, n’a pas craint de travestir l’enseignement du Sauveur pour mettre sa pensée et ses paroles en harmonie avec les faits. Qu’il y ait dans les Évangiles deux séries de textes : l’une eschatologique, l’autre non eschatologique, et que les textes qui annoncent la fin du monde et la parousie soient incompatibles avec ceux qui parlent d’un royaume terrestre, c’est ce que tout critique de bonne foi doit reconnaître. Mais si les deux séries sont exclusives l’une de l’autre, il faut donc choisir entre les deux et rechercher la tradition primitive, celle qui doit être attribuée à Jésus. Or, ajoute-t-on, il y a tout lieu de croire que la série eschatologique seule représente la pensée authentique de Jésus, car elle n’a pu être inventée au moment où les événements venaient la démentir. La seconde série aurait donc été élaborée ultérieurement pour adapter l’Évangile du salut aux circonstances nouvelles imposées par le développement chrétien.
L’objection des modernistes est plus spécieuse que solide. Ils ont raison sans doute, lorsqu’ils affirment qu’il y a dans les Évangiles deux séries de textes, mais sont-ils en droit de conclure que ces deux séries sont exclusives l’une de l’autre ? N’y a-t-il pas plutôt un moyen de les concilier ? Le nœud du problème est là. Si Jésus a annoncé la fin du monde et l’avènement du royaume eschatologique comme des choses imminentes, il y a sans contredit opposition entre les deux séries de textes. Jésus qui se serait mépris si gravement en montrant le royaume eschatologique dans un avenir tout proche, ne pourrait plus être l’auteur de la série non eschatologique. Mais la question est précisément de savoir s’il a présenté la fin du monde et la venue du royaume eschatologique comme des événements prochains. À la question ainsi posée nous pourrions d’abord répondre qu’il y a tout lieu de croire a priori que la conciliation est possible, car comment admettre que les Évangélistes rapportant les paroles de Notre-Seigneur, assez longtemps après qu’elles avaient été prononcées, auraient été assez maladroits pour introduire dans leurs récits des textes en contradiction avec ces paroles ? De deux choses l’une. Ou bien les Évangélistes sont sincères ou ils ne le sont pas. Dans la première hypothèse, ils auraient reproduit fidèlement les paroles de leur Maître et nous n’aurions qu’une série de textes : la série eschatologique. Dans la seconde hypothèse, ils n’auraient pas manqué de supprimer la série eschatologique, puisque les événements lui donnaient tort, et ils lui auraient substitué purement et simplement la série non eschatologique.
Mais voyons si les textes de la série eschatologique ne comportent pas d’autre explication que celle donnée par les modernistes. Qu’il nous suffise de rappeler que la parole de Notre-Seigneur « Cette génération ne passera pas avant que toutes ces choses ne s’accomplissent » (Mat, XXIV, 34 ; Marc, XIII, 30 ; Luc, XXI, 32), invoquée par nos adversaires pour prouver que Jésus croyait à la fin imminente du monde, s’applique plutôt, d’après le contexte, à la ruine de Jérusalem et du peuple juif. Que les Évangélistes ne distinguent pas les deux catastrophes avec assez de netteté, que leurs récits concernant à la fois la fin du monde et la ruine du Temple manquent de précision, c’est ce qui n’est pas douteux. Et cela est si vrai que beaucoup de critiques ont pu croire que, entraînés par les idées courantes de leur milieu, les Apôtres s’étaient trompés sur la pensée de Jésus. En toute hypothèse, on ne saurait admettre que Jésus lui-même ait commis l’erreur que nos adversaires lui imputent. Tout au contraire, il ne paraît pas douteux, — à s’en tenir aux simples données d’une sage critique littéraire, — que la catastrophe dont Jésus annonce la date prochaine et à laquelle la génération de son temps doit assister, c’est la ruine de Jérusalem et du Temple, tandis que l’époque de la seconde ne serait envisagée que dans une perspective beaucoup plus lointaine, puisque Jésus dit que « personne n’en connaît ni le jour ni l’heure » (Mat., XXIV, 36).
Quant aux passages qui déclarent imminente la venue du Fils de l’homme sur les nuées du ciel (Mat., XVI, 28 ; XXVI, 64 ; Marc, IX, 1 ; Luc, IX, 27 ; XXII, 69), il est permis d’entendre par là la prédiction de l’admirable essor que prendra bientôt le règne messianique et dont la génération à laquelle Notre-Seigneur s’adresse sera témoin. Ainsi interprétés, ces textes se sont vérifiés à la lettre, vu que la diffusion de la religion chrétienne s’est faite avec une merveilleuse rapidité.
Conclusion
De la discussion qui précède il n’est donc pas téméraire de conclure que, pas plus que le système d’un royaume purement intérieur et spirituel, le système d’un royaume exclusivement eschatologique n’est acceptable. Il n’est pas vrai de dire alors que Jésus n’a pu nullement envisager l’établissement d’une Église en tant que société visible.
Jésus-Christ a fondé une Église. Ses caractères essentiels.
Position du problème
Il vient d’être démontré ci-dessus que « le royaume de Dieu » prêché par le Christ comporte une première période qui peut s’appeler la phase terrestre et préparatoire du royaume eschatologique. Or ce royaume comprend tous ceux qui acceptent la doctrine enseignée par Jésus. Il est par conséquent une société et c’est à cette société que nous donnons le nom à l’Église. La question qui se pose donc à présent, c’est de savoir quelle est la nature de cette société. Se compose-t-elle de membres égaux : auquel cas l’interprétation de la doctrine du Christ serait laissée à l’arbitraire du jugement individuel ?Est-elle au contraire constituée sur le principe de la hiérarchie, comprenant deux groupes distincts, l’un qui enseigne et gouverne, l’autre qui est enseigné et gouverné ? Jésus a-t-il institué lui-même une autorité à laquelle il ait confié la charge d’enseigner authentiquement sa doctrine ? Bref, le christianisme est-il « religion de l’esprit » ou « religion d’autorité » ?
Les Protestants orthodoxes soutiennent la première hypothèse. Ils n’admettent pas que Jésus ait créé une autorité vivante. Les vérités à croire, les préceptes à suivre et les moyens de sanctification, tout serait abandonné à l’appréciation subjective de chaque croyant. Entre Dieu et la conscience Jésus n’aurait placé aucun intermédiaire obligatoire. Que si on leur demande alors pourquoi ils se groupent et tiennent des réunions ; ils répondent que c’est tout simplement pour prier en commun, pour lire et commenter l’Évangile, pour pratiquer les rites du baptême et de la cène, et pour s’édifier mutuellement dans l’amour de Dieu et la charité fraternelle mais non pour obéir à une autorité constituée.
Contre de telles affirmations il s’agit donc de prouver que Jésus a institué une hiérarchie permanente, — le collège des Douze et leurs successeurs, — à la tête de laquelle il a placé un chef unique, Pierre et ses successeurs : hiérarchie à laquelle il a octroyé une autorité gouvernante, revêtue d’une divine garantie : l’infaillibilité doctrinale. Pour mieux atteindre notre but, nous décomposerons les questions dans les propositions suivantes. Nous prouverons : — 1° que Jésus a fondé une hiérarchie en conférant aux Apôtres le triple pouvoir d’enseigner, de régir et de sanctifier, qu’il a donc constitué une autorité vivante ; — 2° que cette hiérarchie est permanente, le triple pouvoir des Apôtres devant se transmettre à leurs successeurs ; — 3° que, à la tête de la hiérarchie, il a placé un chef unique (primauté de Pierre et de ses successeurs) ; — 4° qu’il a garanti la conservation intégrale de sa doctrine en octroyant à l’Eglise enseignante le privilège de l’infaillibilité. D’où quatre paragraphes.
Jésus-Christ a fondé une Église hiérarchique.
État de la question. — a) Les Protestants orthodoxes n’admettent pas que Jésus ait constitué à la tête de son Église une autorité vivante, mais ils concèdent l’historicité et même l’inspiration des textes évangéliques invoqués par les catholiques en faveur de leur thèse. — b) Au contraire, les rationalistes, les Protestants libéraux et les modernistes rejettent l’authenticité de ces textes. Ils prétendent qu’ils sont dus à un travail postérieur et rédactionnel d’auteurs inconnus et auraient été introduits dans la trame évangélique après les événements, c’est-à-dire au moment où l’institution d’une Église hiérarchique était un fait accompli.
La thèse catholique s’appuie donc sur un double argument : — 1. Sur un argument tiré des textes évangéliques que nous sommes en droit d’invoquer contre les Protestants orthodoxes, et — 2. sur un argument historique, où nous aurons à réfuter la fausse conception des libéraux et des modernistes sur les origines de l’Église hiérarchique.
1° Argument tiré des textes évangéliques.
Lorsque nous soutenons qu’il est possible de retrouver l’institution d’une Église hiérarchique dans les textes évangéliques, qu’on ne se méprenne pas sur notre pensée. Nous ne voulons pas dire que Jésus a déclaré explicitement qu’il fondait une Église hiérarchique qui serait gouvernée un jour par les Évêques sous le principat du Pape. Des paroles aussi formelles n’ont pas été prononcées. Il suffit, pour la démonstration de notre thèse, d’établir que nous on retrouvons l’équivalent dans ce double fait qu’il choisit Douze Apôtres et leur délégua des pouvoirs spéciaux à eux, à l’exclusion des autres disciples.
A. CHOIX DES « DOUZE ». — Tous les Évangélistes sont d’accord pour témoigner que, parmi ses disciples, Jésus en choisit douze qu’il nomme ses Apôtres (Mat., X, 2, 4 ; Marc, III, 13, 19 ; Luc, VI, 13, 16 ; Jean, I, 35 et suiv.), qu’il instruit d’une façon toute particulière, à qui il dévoile le sens des paraboles qui restent incomprises de la foule (Mat., XIII, 11), qu’il associe déjà à son œuvre en les envoyant prêcher le royaume de Dieu aux fils d’Israël (Mat., X, 5, 42 ; Marc, VI, 7, 13 ; Luc, IX, 1,6).
B. P0UV0IRS CONFÉRÉS AU COLLÈGE DES DOUZE.
a) À ce collège des Douze, — à Pierre en particulier (Mat., XVI, 18, 19), à l’ensemble du collège (Mat., XVIII, 18), — Jésus commence par promettre le pouvoir de « lier dans le ciel ce qu’ils auront lié sur la terre », c’est-à-dire une autorité gouvernante qui les fera juges des cas de conscience, qui leur donnera la faculté de prescrire ou de défendre, et partant, de créer des obligations, si bien que celui qui n’écoutera pas l’Église sera regardé « comme un païen et un publicain » (Mat., XVIII, 17). Mais, objectent les Protestants à propos de ce dernier texte, le mot Église est employé au verset 17 dans le sens restreint d’assemblée, et dès lors, ce passage ne saurait servir d’argument en faveur de l’existence d’une autorité hiérarchique. Nous ne contesterons pas que, dans le texte en question, le mot Église prête à deux interprétations. Il faut donc faire intervenir ici la règle de critique qui veut que tout passage obscur soit interprété d’après les autres passages parallèles qui sont plus clairs. Or il ne fait pas de doute que, dans les autres textes où il est question des pouvoirs accordés par Notre-Seigneur à son Église, cette concession ne concerne jamais que le collège apostolique. Il y a donc lieu de présumer le même sens pour le passage de saint Matthieu.
b) Le pouvoir qu’il avait d’abord promis, Jésus le confère, peu de jours avant son Ascension, au collège des Douze, alors devenu le collège des Onze par la défection de Judas : « Toute puissance m’a été donnée dans le ciel et sur la terre, leur déclare-t-il. Allez donc, enseignez toutes les nations, les baptisant au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit, leur apprenant à garder tout ce que je vous ai commandé : et voici que je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin du monde. » (Mat., XVIII, 19,20). Ainsi le Christ accorde à ses Apôtres le triple pouvoir : — 1. d’enseigner : »Allez, enseignez toutes les nations » ; — 2. de sanctifier, par les rites institués à cet effet, en particulier, par le baptême ; — 3. de gouverner, puisque les Apôtres devront apprendre au monde à garder ce que Jésus a commandé.
Et qu’on n’objecte pas encore que ce texte n’a aucune valeur sous prétexte que les paroles et les actes du Christ ressuscité ne peuvent être contrôlés par l’historien. Le préjugé rationaliste serait manifeste. Du moment en effet que la Résurrection peut être démontrée comme un fait historique et qu’elle est une réalité dont les Apôtres ont acquis la certitude, il y aurait autant de parti-pris à rejeter les paroles du Christ ressuscité que la résurrection elle-même. Du reste, les paroles du Christ ressuscité sont si bien liées avec les paroles de la promesse, que contester les unes c’est contester les autres, et que nier les unes et les autres c’est rendre inexplicable la conduite des Apôtres qui, après la mort de leur Maître, revendiquèrent le triple pouvoir ci-dessus mentionné.
2° Argument tiré de l’histoire.
1. Quelle que soit la valeur des textes évangéliques qui nous prouvent que l’Église n’est pas hors de la ligne de l’Évangile, il va de soi que la question de l’institution divine d’une Église hiérarchique est, avant tout, historique. Si l’histoire en effet nous apportait la preuve que la création de l’Église serait postérieure à l’âge apostolique, et aurait été le résultat de circonstances accidentelles, l’on aurait beau invoquer les textes de l’Évangile : nos adversaires seraient certes en droit de les considérer comme des interpolations.
2. Les documents qui servent à l’étude du christianisme naissant sont les Actes des Apôtres, les Épîtres de saint Paul, et pour la période sub-apostolique (c’est-à-dire pour les trois générations qui suivent les Apôtres) les écrits des Pères et des écrivains ecclésiastiques.
3. Il est parlé de « charismes » à maintes pages des Actes des Apôtres. Que faut-il entendre par là ? Les charismes (grec « charis » et « charisma » grâce, faveur, don) sont des dons surnaturels octroyés par le Saint-Esprit en vue de la propagation du christianisme et pour le bien général de l’Église naissante. Ce sont des manifestations de l’Esprit Saint, parfois même étranges et désordonnées, telles que le don des langues ou glossolalie qui consistait à louer Dieu en langue étrangère et en des accents d’enthousiasme, exalté (I Cor., XIV). Les charismes auxquels on attachait le plus de prix étaient le don des miracles et le don des prophéties ; mais quelle qu’en fût la nature, ils étaient toujours des signes divins qui avaient pour but de confirmer la première prédication de l’Évangile.
4. Nous allons exposer, en nous plaçant sur le seul terrain de l’histoire, les deux thèses, rationaliste et catholique, sur les origines de l’Église. La première que nous mettons sous l’étiquette générale de rationaliste, est, en réalité, le point de vue, non seulement des rationalistes, mais de tous les historiens protestants, orthodoxes ou libéraux, et des modernistes. Le meilleur exposé français en a été fait par A. Sabatier (Les Religions d’autorité et la Religion de l’esprit) En voici un résumé, aussi objectif que possible.
A. THÈSE RATIONALISTE. — Les origines de l’Église.
1. La création d’une Église hiérarchique ne saurait être l’œuvre de Jésus. « Non seulement il n’a pas voulu cette Église, mais il ne pouvait même la prévoir, pour la bonne raison qu’il croyait venir aux derniers jours du monde et que tout ce développement historique du christianisme restait en dehors de son horizon de Messie. »
2. Comme les Apôtres « attendaient de jour en jour le retour triomphant de leur Maître sur les nuées du ciel », ils vivaient « dans l’exaltation et la fièvre », se regardant « comme des étrangers et des voyageurs qui passent sans songer à aucun établissement durable ».
3. Les premières communautés formées par les disciples du Christ n’eurent donc rien d’une société hiérarchique. « Les dons individuels (charismes) départis par l’Esprit aux divers membres de la communauté répondaient à tous les besoins. C’était l’Esprit agissant dans chaque fidèle qui déterminait ainsi les vocations et attribuait aux uns et aux autres, suivant la faculté ou le zèle de chacun, des ministères et des offices qui paraissaient devoir être provisoires. »
4. Les premières communautés chrétiennes composées à l’origine de membres égaux entre eux et distingués par la seule variété des dons de l’Esprit deviennent avec le temps des corps organisés, de véritables églises qui se développent et prennent d’abord des physionomies différentes, suivant la diversité des milieux géographiques et sociaux. L’assemblée des chrétiens se modèle, en Palestine et au delà du Jourdain, sur la synagogue juive. En Occident, elle semble plutôt reproduire la forme des collèges ou associations païennes, si nombreuses à cette époque dans les villes grecques. Cependant « les associations chrétiennes dispersées dans l’empire entretiennent entre elles des relations fréquente. Il est donc naturel qu’elles aient eu dès le principe, la conscience très vive de leur unité spirituelle et qu’au dessus des Église particulières et locales ait apparu, précisément dans les lettres de l’apôtres aux païens, l’idée de l’Église de Dieu, ou du Christ une et universelle. L’unité idéale de l’Église tendra à devenir une réalité visible, par l’unité de gouvernement, de culte et de discipline ».
5. Pour créer cette unité, deux conditions nécessaires manquent encore. Il faut d’abord que la chrétienté apostolique trouve un centre fixe autour duquel les églises particulières puissent se grouper. Ensuite il faut qu’elles arrivent à tirer d’elles-mêmes une règle dogmatique et un principe d’autorité qui leur permette de vaincre toutes les hérésies et toutes les résistances. Or ces deux conditions se réalisèrent de la façon suivante. Après la destruction de Jérusalem en l’an 70, « la chrétienté gréco-romaine cherchait un centre nouveau autour duquel elle se pût grouper, elle ne devait pas hésiter bien longtemps. Les grandes Églises d’Antioche, d’Éphèse, d’Alexandrie se faisaient équilibre et n’avaient d’autorité que sur les communautés de leur région. Seule une ville s’élevait au-dessus de toutes les autres et avait une importance universelle. Rome restait toujours la ville éternelle et sacrée. La capitale de l’empire était marquée à l’avance pour devenir la capitale de la chrétienté. » Voilà pour la première condition : le centre fixe, principe de l’unité hiérarchique, est trouvé.
6. Les sectes nombreuses, entre autres, les grandes hérésies du gnosticisme, d’une part, et du montanisme, d’autre part, qui éclatent la première vers l’an 130 et la seconde, vers l’an 160, vont fournir l’occasion de remplir la seconde condition. L’on chercha et l’on découvrit « le moyen d’opposer à toutes les objections un déclinatoire, une sorte de question préalable qui faisait mieux que de réfuter l’hérésie, qui l’exécutait avant même qu’elle eût ouvert la bouche. Ce moyen, ce fut une confession de foi apostolique, un symbole populaire et universel, qui, devenant loi de l’Église, excluait de son sein, sans disputes, tous ceux qui se refusaient à le redire. Ce fut « la règle de foi », le Symbole dit des Apôtres qui vit le jour sous sa première forme, dans l’Église de Rome, entre les années 150 et 160. » À partir de là seulement, le catholicisme avec son gouvernement épiscopal et sa règle de foi extérieure est fondé.
En résumé, le christianisme aurait été d’abord « religion de l’esprit » n’ayant d’autre règle de foi que les charismes, c’est-à-dire les inspirations individuelles de l’Esprit Saint. Il n’aurait possédé, au début de son existence, ni hiérarchie, ni unité sociale et visible. Il n’aurait été indépendant ni des synagogues juives ni des associations païennes. Il ne serait devenu une religion d’autorité, il n’aurait eu sa hiérarchie que cent vingt ou cent cinquante ans après Jésus-Christ, à la fin du 2ème siècle, au temps de saint Irénée et du pape saint Victor. Entre la mort de Jésus et la constitution catholique de l’Église, l’histoire découvrirait donc une période intermédiaire où aucune organisation n’existait : période qu’on pourrait dénommer l’âge précatholique du christianisme. Il résulte de là que l’Église catholique ne saurait être d’institution divine. Sa naissance, son développement et les péripéties de son histoire, tout s’expliquerait par un concours de circonstances humaines. « Ce n’est qu’après que l’Église fut constituée en oracle infaillible que l’on songea à justifier en théorie ce qui avait triomphé dans les faits. Le dogme ne consacre jamais que ce qui est déjà, depuis un siècle ou deux, passé en pratique. »
B. THÈSE CATHOLIQUE.
Avant toute discussion de la thèse rationaliste, il convient de remarquer, pour qu’il n’y ait pas de malentendu, que les historiens catholiques ne prétendent nullement que l’on retrouve, à l’origine du christianisme, une Église tout organisée comme elle le sera par la suite. Requérir une pareille chose, ce serait vouloir que la semence jetée en terre devienne aussitôt un épi de blé avant de passer par les différentes phases de la germination. Les rationalistes concèdent qu’au début du me siècle, et même à la fin du second, l’Église possède une hiérarchie avec un centre d’unité et un symbole de foi. Notre enquête peut donc s’arrêter là. Il nous suffit dès lors de montrer que l’épi dont les historiens rationalistes constatent l’éclosion à la fin du second siècle, est le développement normal d’une semence confiée à la terre à l’origine du christianisme. Et, pour parler sans figure, nous prouverons qu’il n’y a pas eu d’âge précatholique, que les organes essentiels du christianisme postérieur, étaient précontenus dans le christianisme primitif, dès l’âge apostolique. Auparavant, nous allons reprendre, point par point, les divers articles du système rationaliste.
a) Réfutation de la thèse rationaliste.
1. Au point de départ, nos adversaires posent en principe que Jésus n’a pas pu songer à fonder une église, parce que la pensée de toute fondation durable était en dehors de son horizon messianique. C’est là un préjugé que nous avons réfuté précédemment. Nous n’y reviendrons pas.
2. Est-il vrai, comme on l’affirme bien légèrement, que les Apôtres trompés par la prédication de Jésus et attendant la venue prochaine du royaume eschatologique, ne purent songer, pas plus que leur Maître, à une institution durable ? S’il en était ainsi, si les Apôtres et les premiers chrétiens avaient été vraiment convaincus que le Christ leur avait annoncé l’imminence du royaume final, si tel était le dogme essentiel de leur foi, comment expliquer que cette première communauté ne se soit pas dissoute, dès que les faits lui démontrèrent que Jésus avait enseigné une erreur ? La chose paraît si évidente que des historiens libéraux, tels que Harnack, reconnaissent que l’Évangile était plus que cela, qu’il était quelque chose de nouveau, à savoir « la création d’une religion universelle fondée sur celle de l’Ancien Testament ».
3. Dire que les charismes ont fourni les premiers éléments d’organisation, est une hypothèse aussi dénuée de fondement. N’est-il pas évident, — et le fait n’est-il pas d’expérience quotidienne ? — que l’inspiration individuelle n’aboutit jamais qu’à l’anarchie ? Renan lui-même n’hésite pas à l’avouer. « La libre prophétie, écrit-il dans Marc Aurèle, les charismes, la glossolalie, l’inspiration individuelle, c’était plus qu’il n’en fallait pour tout ramener aux proportions d’une chapelle éphémère, comme on en voit tant en Amérique et en Angleterre. »
4. Il n’est pas plus juste de prétendre que les premières communautés chrétiennes n’eurent aucune autonomie et qu’elles n’étaient guère distinctes des synagogues ou des associations païennes. Sans doute, sur certains points secondaires, des concessions furent faites d’un côté comme de l’autre : c’est ainsi que les communautés composées exclusivement de Juifs convertis, « les judaïsants » furent autorisés à garder la pratique de la circoncision, tandis que les païens étaient admis au baptême sans passer par le judaïsme. Il fallait bien ménager les transitions. Mais ce qui n’en est pas moins vrai, c’est que le christianisme apparaît dès les premiers jours, comme une religion distincte, en dehors de la hiérarchie mosaïque, puisque les Apôtres se reconnaissent une mission religieuse, universelle, qu’ils ne tiennent pas des chefs du judaïsme. L’idée de l’Église une et universelle n’est donc pas une idée spéciale à saint Paul, encore qu’elle occupe une grande place dans son enseignement. Elle vient de ce fait que les Apôtres sont tous disciples du même Maître et prêchent la même foi, et si les différentes Églises du monde entier arrivent à ne former qu’une seule Église, c’est qu’elles procèdent toutes, par filiation, d’une même communauté primitive, de l’Église-mère de Jérusalem.
5. Il est faux de dire que la ruine de Jérusalem a déplacé le centre de gravité de la chrétienté, car déjà au temps des missions de saint Paul, bien avant par conséquent l’année 70, les communautés de la gentilité avaient répudié le judéo-christianisme et n’avaient plus d’attache à la capitale de la Judée. Que Rome soit devenue alors la capitale de la chrétienté parce qu’elle était la capitale de l’Empire gréco-romain, c’est tout à fait vraisemblable. « Cette coopération de Rome, dit Mgr Batiffol, au rôle de la Cathedra Pétri, nous aurions mauvaise grâce à la contester ; nous faisons nos réserves sur les termes politiques dont on se sert pour la décrire, comme aussi sur la tendance à transformer en cause génératrice ce qui n’est qu’une circonstance. « 
6. Quant à l’influence attribuée au Symbole des Apôtres pour créer l’unité de foi de l’Église et pour réagir contre les hérésies naissantes, rien n’est plus contestable. Il n’est pas probable en effet que le texte romain qui était la profession de foi baptismale commune à Rome et aux églises de Gaule et d’Afrique, au temps de saint Irénée et même avant, fût imposé aux églises de la chrétienté grecque. Il y a tout lieu de croire même que celles-ci n’ont possédé aucun formulaire commun de leur foi avant le concile de Nicée (325). L’on ne peut donc soutenir que ce fut le symbole romain qui fut cause d’unité.
Les rationalistes supposent que le Symbole des Apôtres aurait été rédigé à l’occasion des hérésies naissantes, en particulier du gnosticisme et du montanisme. Or il n’y a dans cette formule de foi aucune préoccupation antignostique, et les articles s’en retrouvent équivalemment dans des écrits antérieurs à l’hérésie gnostique, par exemple chez les apologistes comme saint Justin (vers 150), Aristide (vers 140) et saint Ignace (vers 110) ; on peut même dire que, tout au moins dans leur substance, ils font partie déjà de la littérature chrétienne de l’âge apostolique. À plus forte raison, le Symbole romain est-il indépendant du montanisme qui est une hérésie plus tardive et qui ne pénétra guère dans le monde chrétien d’Occident avant 180 : date à laquelle la formule du Symbole était déjà rédigée, de l’avis de nos adversaires.
b) Preuves de la thèse catholique.
D’après les historiens catholiques, la hiérarchie de l’Église remonte à l’origine du christianisme. Comme nous en avons fait déjà la remarque il n’est pas douteux que l’Église ait connu le progrès dans les formes extérieures de son organisation, mais ce que nous affirmons, et ce qui est d’ailleurs le seul point en litige, c’est que l’évolution s’est faite normalement.
Les protestants et les modernistes admettent que, du temps de saint Irénée, du pape saint Victor et de la controverse pascale, l’Église possède une autorité enseignante et gouvernante, qu’elle est hiérarchique. Il nous sera facile de montrer qu’elle l’était bien avant, qu’elle le fut toujours et qu’il n’y a pas eu d’âge précatholique. Sans doute les documents sur lesquels s’appuie la thèse catholique, ne sont pas nombreux, mais ils sont d’un caractère décisif. Voici les principaux, énumérés dans l’ordre régressif.
1. Témoignage de saint Irénée. À la rigueur, le témoignage de saint Irénée ne devrait pas être invoqué, puisque les rationalistes conviennent que, à cette date, l’Église hiérarchique était née. Si nous nous en servons, c’est qu’il est du plus haut intérêt et qu’il nous fait remonter beaucoup plus loin. Argumentant contre les hérétiques, saint Irénée présente le caractère hiérarchique de l’Église comme un fait notoire et incontesté, comme une fondation du Christ et des Apôtres. Or comment aurait-il pu revendiquer pour l’Église chrétienne une origine apostolique, si ses adversaires avaient été en état de lui apporter les preuves que la hiérarchie était de fondation récente ?
2. Témoignage de saint Polycarpe. De saint Irénée passons à la génération précédente. Nous trouvons le témoignage de saint Polycarpe qui, au milieu du second siècle, représente les pasteurs comme les chefs de la hiérarchie et les gardiens de la foi.
3. Témoignages de saint Ignace d’Antioche (mort vers 110) et de saint Clément de Rome (mort 100). Avec ces deux témoignages nous arrivons au début du 2ème siècle et à la fin du 1er. Dans son Épître aux Romains, saint Ignace parle de l’Église de Rome comme du centre de la chrétienté : « Vous (Église de Rome), écrit-il, vous avez enseigné les autres. Et moi je veux que demeurent fermes les choses que vous prescrivez par votre enseignement » (Rom., IV, 1). Vers l’an 96, Clément de Rome, disciple immédiat de saint Pierre et de saint Paul, écrit une lettre aux Corinthiens où il donne de l’Église une notion équivalente à celle de saint Irénée, présentant la hiérarchie comme la gardienne de la Tradition, et l’Église de Rome comme la présidente universelle de toutes les Églises locales.
4. Ainsi, de génération en génération, nous parvenons à l’âge apostolique. Nous avons ici, pour nous renseigner, les Actes des Apôtres. Les témoignages en sont clairs et précis : ils nous montrent avec évidence l’existence d’une société avec sa hiérarchie visible, sa règle de foi et son culte : — 1) Sa hiérarchie visible. Dès la première heure du christianisme, les Apôtres jouent le double rôle de chefs et de prédicateurs. Ils choisissent Mathias pour remplacer Judas (Act, I, 12, 26). Le jour de la Pentecôte, saint Pierre commence ses prédications et fait de nombreux convertis (Act., II, 37). Les Apôtres instituent bientôt des diacres à qui ils délèguent une partie de leurs pouvoirs (Act., VI, 1,6) ; — 2) Sa règle de foi. Incontestablement, parmi les premiers chrétiens, il y en eut qui furent favorisés des dons de l’Esprit Saint ou charismes, mais n’exagérons rien, et ne croyons pas pour autant que les premières communautés n’étaient que des groupes mystiques de Juifs pieux qui auraient reçu tous leurs dogmes des inspirations de l’Esprit Saint. Les charismes étaient des motifs de crédibilité qui poussaient les âmes à la foi ou entretenaient en elles la ferveur religieuse. Mais, loin d’être une règle de foi, ils restaient subordonnés au magistère des Apôtres et à la foi reçue. La preuve évidente en est que saint Paul en réglemente l’usage dans les assemblées (I Cor., XIV, 26) et n’hésite pas à déclarer qu’aucune autorité ne saurait prévaloir contre l’Évangile qu’il a enseigné (I Cor., xv, 1). Le christianisme primitif a donc sa règle de foi, et celle-ci lui vient des Apôtres. Sans doute elle n’est pas compliquée et tient en quelques points. Le thème général des prédications apostoliques, c’est que Jésus a réalisé l’espérance messianique, qu’il est le Seigneur à qui sont dus les honneurs divins et en qui seul est le salut (Act., IV, 12). C’est là une doctrine élémentaire, quoique susceptible de riches développements, que les apôtres imposent à tous les membres de la communauté chrétienne. Rien n’est laissé à l’inspiration individuelle. Que s’il surgit au sein de la jeune Église des sujets de controverse, le cas est déféré aux Apôtres comme à une autorité incontestée, à laquelle seule il appartient de trancher le point en litige ; — 3) Son culte. La lecture des Actes des Apôtres nous témoigne abondamment que la société chrétienne possède et pratique des rites spécifiquement distincts de ceux du judaïsme : le baptême, l’imposition des mains pour conférer le Saint-Esprit, et la fraction du pain.
Conclusion
De cette longue discussion, il résulte bien que l’Église chrétienne est, au début de son existence, une société hiérarchisée, entendue au sens de la doctrine catholique. Ce que les rationalistes appellent l’âge précatholique est un mythe. Mais si les Apôtres, aussitôt après l’Ascension de leur Maître, parlent et agissent en chefs, c’est qu’ils s’en croient le droit et les pouvoirs. Et s’ils se croient en possession de tels pouvoirs, c’est, selon toute vraisemblance, qu’ils les ont reçus de Jésus-Christ. Par conséquent, les textes de l’Évangile concordent avec les faits de l’histoire, et l’on ne voit plus, dès lors, de quel droit nos adversaires peuvent prétendre qu’ils ont été interpolés. C’est donc à juste titre que nous avons appuyé notre thèse sur un double argument, sur l’Évangile et sur l’histoire.
Jésus-Christ a fondé une hiérarchie permanente. La succession apostolique.
État de la question. — Nous avons établi, dans le paragraphe précédent, que Jésus-Christ a fondé une Église hiérarchique du fait qu’il a institué une autorité enseignante et gouvernante dans la personne des Apôtres. Il s’agit maintenant de savoir si la juridiction conférée aux Apôtres était transmissible, et, dans le cas affirmatif, à qui la succession devait échoir.
Ici encore deux thèses sont en présence : la thèse rationaliste et la thèse catholique.
a) D’après la première, la hiérarchie n’étant pas d’institution divine, la question de la transmission de la juridiction apostolique ne se pose pas. C’est seulement le besoin qui aurait créé l’organe ; l’épiscopat serait une institution purement humaine. Nous verrons plus loin à quelles circonstances les rationalistes en attribuent l’origine.
b) D’après la thèse catholique, les évêques, pris en corps, sont, de droit divin, les successeurs des Apôtres. Ils ont recueilli les pouvoirs du collège apostolique et jouissent de ses privilèges. La thèse catholique s’appuie sur un double argument : — 1. sur un argument tiré des textes évangéliques et — 2. sur un argument historique où nous aurons à réfuter la thèse rationaliste sur les origines de l’épiscopat.
1° Argument tiré des textes évangéliques.
Les textes de l’Évangile doivent nous servir à traiter la question de droit, qui est de savoir si l’autorité apostolique était transmissible. Or la chose paraît découler, d’une manière évidente, des textes déjà invoqués, et en particulier, des paroles par lesquelles Notre-Seigneur met les Apôtres à la tête de son Église. Ne leur dit-il pas en effet : « Allez, enseignez toutes les nations, les baptisant au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, leur apprenant à garder tout ce que je vous ai commande : et voici que je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin du monde » ? (Mat., XXVIII, 20). Jésus donne à ses Apôtres la mission de prêcher l’Évangile à toute créature, de baptiser et de régir son Église jusqu’à la fin du monde. Voilà une tâche qui ne saurait être remplie par ceux à qui elle est confiée. Il suit donc de là que les pouvoirs conférés aux Apôtres n’ont pu être limités ni dans l’espace ni dans le temps, et que, par conséquent, dans la pensée du Christ, ils devaient se transmettre aux successeurs des Apôtres.
2° Argument tiré de l’histoire.
Comme on peut le remarquer, nous avons insisté peu sur l’argument scripturaire, sur la question de droit. C’est que, on se le rappelle, nos adversaires s’accordent à récuser tous les textes qui rapportent les paroles du Christ ressuscité. Ils ne considèrent donc que la question de fait. Dans leur théorie « c’est à l’histoire et à l’histoire seule, en dehors de tout préjugé dogmatique, qu’il convient de demander les origines de l’épiscopat ». Nous allons résumer, en quelques points, comment ils expliquent ces origines.
A. THÈSE RATIONALISTE. Les origines de l’épiscopat.
1. D’après la thèse rationaliste, les membres des premières communautés chrétiennes étaient tous égaux. Tous ils formaient un « peuple élu », un peuple de prêtres et de prophètes.
2. L’on peut cependant distinguer dans la société chrétienne primitive « deux grandes classes d’ouvriers occupés à l’œuvre de Dieu ; d’une part, les hommes de la parole : les apôtres, les prophètes, les docteurs ; de l’autre, les anciens, les surveillants ou épiscopes, les diacres ». Les premiers étaient au service de l’Église générale et ne relevaient que de l’Esprit qui les inspirait. Les seconds étaient, au contraire, les employés élus de chaque communauté particulière.
3. « Non seulement on ne trouve au début aucune institution formelle de l’épiscopat ni d’une hiérarchie quelconque, mais les noms d’episcopi et de presbyteri sont équivalents et désignent les mêmes personnes. » « L’histoire authentique ne mentionne aucun exemple d’évêque constitué par un apôtre, et auquel un apôtre aurait transmis, par cette institution, soit la totalité, soit une partie de ses pouvoirs ». Les pouvoirs d’enseigner et de gouverner étaient réservés à ceux qui étaient favorisés de charismes. C’est seulement petit à petit que les épiscopes ou presbytres, préposés d’abord à l’administration temporelle des Églises, se seraient emparés des pouvoirs d’enseigner et de gouverner, primitivement réservés aux Apôtres et à tous ceux qui jouissaient de charismes. D’après la thèse rationaliste, il ne faut donc pas parler de pouvoirs conférés par Jésus-Christ. Le christianisme est une démocratie où l’ensemble des chrétiens détient le pouvoir et le délègue à ses élus. L’autorité passe d’abord du peuple des fidèles au conseil des Anciens, aux seniores ou presbytres, puis de ceux-ci elle passe au plus influent d’entre eux qui devient l’Évêque unique, L’épiscopat serait par conséquent, selon le mot de Renan et de Harnack, une institution humaine née de la médiocrité de la masse et de l’ambition de quelques-uns : c’est la médiocrité qui aurait fondé l’autorité.
B. THÈSE CATHOLIQUE.
a) Le point de départ de la thèse rationaliste qui suppose que les membres des premières communautés étaient égaux a été réfuté précédemment.
b) La distinction établie entre les deux classes d’ouvriers qui travaillent à l’œuvre chrétienne, entre ce qu’on a appelé la hiérarchie itinérante et la hiérarchie stable, n’est pas contestable. Mais c’est à tort que les rationalistes y cherchent une preuve contre l’origine divine de l’épiscopat, comme nous allons le voir.
c) Avec le troisième point où l’on tente d’expliquer les origines de l’épiscopat par une série de crises et de transformations, nous arrivons au cœur de la question. On prétend qu’il n’y avait, au début, aucune institution de l’épiscopat et on en donne comme preuves : — 1. que les deux termes episcopi et presbyteri sont équivalents, et — 2. que l’histoire ne mentionne aucun exemple d’évêque monarchique constitué par un apôtre et auquel il ait transmis la totalité ou une partie de ses pouvoirs.
Réponse
1. Que les mots episcopi et presbyteri aient été d’abord synonymes, la chose paraît bien évidente. Ainsi, —pour ne donner qu’un exemple, — saint Paul écrit dans sa Lettre à Tite : « Je t’ai laissé en Crète, afin que tu achèves de tout organiser, et que, selon les instructions que je t’ai données, tu établisses des presbytres dans chaque ville. Que le sujet soit d’une réputation intacte. Car il faut que l’évêque soit irréprochable, en qualité d’administrateur de la maison de Dieu » (Tit., I, 5, 7). Il est apparent que dans ce passage, les deux mots presbytre et évêque sont employés indistinctement l’un pour l’autre.
2. Il est vrai encore que au premier abord, nous ne retrouvons pas les traces de l’évêque monarchique, tel qu’il existera par la suite. Les presbytres ou épiscopes, que les Apôtres mettent à la tête des communautés fondées par eux, forment un conseil, le presbyterium, chargé de gouverner l’église locale (Act., XV, 2, 4 ; XVI, 4 ; XXI, 1.8). Ces presbytres avaient-ils les pouvoirs que l’évêque monarchique aura plus tard ou étaient-ils de simples prêtres ? Les documents de l’histoire ne permettent pas de solutionner le problème. Il importe peu du reste, car la question n’est pas là. Qu’avons-nous à rechercher en effet ? Uniquement si les Apôtres ont, oui ou non, délégué de leur vivant les pouvoirs qu’ils détenaient de Jésus-Christ, de façon à s’assurer des successeurs lorsqu’ils viendraient à mourir. Tel est bien, il nous semble, le seul point qui nous intéresse et sur lequel nous devons faire la lumière.
On nous dit que les pouvoirs étaient attachés aux charismes, et que, pour cette raison, ils n’étaient pas transmissibles, les charismes étant incommunicables. Sans nul doute, les charismes étaient des dons de circonstance, des dons personnels, venant directement de l’Esprit, donc incommunicables. Mais il ne faut pas confondre pouvoirs apostoliques et charismes. Si ceux-ci ont accompagné ceux-là, ils n’en ont pas été le principe. Les charismes étaient des signes divins qui appuyaient l’autorité, mais ils ne la constituaient pas. Les Apôtres avaient donc reçu de Jésus-Christ des pouvoirs indépendants des charismes, donc transmissibles. Consultons maintenant les faits et voyons s’ils les ont transmis. — 1. Interrogeons tout d’abord les Épîtres de saint Paul. Elles nous apprendront que, tout en se réservant l’autorité suprême dans les Églises qu’il fondait (I Cor, V, 3 ; VII, 10, 12 ; XIV, 27, 40 ; II Cor., XIII, 1, 6), saint Paul confie parfois ses pouvoirs à des délégués. Ainsi il commissionne Timothée pour instituer le clergé à Éphèse ; il lui donne les pouvoirs d’imposer les mains et d’appliquer la discipline (I Tim., v, 22). De même, il écrit à Tite ces mots que nous avons cités plus haut : « Je t’ai laissé en Crète, afin que tu achèves de tout organiser. » (Tit., i, 5). Timothée et Tite reçoivent donc la mission d’organiser les églises et les pouvoirs d’imposer les mains, c’est-à-dire les pouvoirs épiscopaux. — 2. La première lettre de Clément de Rome à l’Église de Corinthe nous apporte encore un exemple très précieux de la transmission des pouvoirs apostoliques. La lettre de Clément était destinée à rappeler à l’ordre la communauté de Corinthe qui avait destitué des prêtres de leurs fonctions. Dans ce but, il leur déclare que, de même que Jésus-Christ a été envoyé par Dieu, les Apôtres par Jésus-Christ, de même des prêtres et des diacres furent établis par les Apôtres : on leur doit, de ce fait, la soumission et l’obéissance , Après quoi il conclut que « ceux qui furent établis par les Apôtres, ou après, par d’autres hommes illustres, avec l’approbation de toute l’Église, ne peuvent être démis de leurs fonctions sans injustice. » On ne saurait proclamer plus clairement le principe et le fait de la transmission des pouvoirs apostoliques. Qu’est-ce que ces hommes illustres qui ont établi des prêtres et des diacres, sinon les délégués ou les successeurs des Apôtres ? Ces successeurs ne portent pas encore le nom d’évêques : ce sont des hommes illustres, faisant partie, comme les Apôtres, du clergé itinérant et jouant le rôle d’évêques. Qu’importe que le titre fasse défaut, du moment que la fonction existe.
3. Considérons maintenant l’Église du IIème siècle. Nous venons de découvrir, dès l’âge apostolique, le germe de l’épiscopat. Tout au début du IIème siècle, nous allons en constater l’éclosion. L’existence de l’épiscopat monarchique nous est attestée par de nombreux témoignages :
1) Témoignage de saint Jean. Au début de son Apocalypse, saint Jean écrit qu’il va rapporter ses révélations sur les « sept Églises qui sont en Asie : à Éphèse, à Smyrne, à Pergame, à Thyatire, à Sardes, à Philadelphie et à Laodicée » (Apoc., I, 1-11). En conséquence, sept lettres sont destinées à l’ange de chacune de ces églises. Qui est cet ange? On s’accorde à dire qu’il ne peut s’agir de l’ange gardien de ces églises, puisque les lettres contiennent des blâmes à côté des éloges, des exhortations et des menaces : ce qui ne saurait s’appliquer à des esprits célestes. Selon toute vraisemblance, ces anges sont donc les chefs spirituels des églises, anges du Seigneur, dans le sens étymologique du mot (aggelos = messager, envoyé), qui jouissaient des pouvoirs de l’évêque, sans en porter encore le nom.
2) Témoignage de saint Ignace d’Antioche. Au témoignage de saint Ignace qui date des dix premières années du second siècle, il y avait un évêque non seulement à Éphèse, à Magnésie, à Tralles, à Philadelphie, à Smyrne, mais dans beaucoup d’autres églises. La hiérarchie est du reste déjà en possession tranquille. L’histoire ne nous apporte pas les traces de crises et de révolutions par lesquelles aurait passé l’épiscopat avant de conquérir les pouvoirs qui lui sont reconnus. « En dehors de l’évêque, des prêtres et des diacres il n’y a pas d’église », écrit saint Ignace à l’église de Tralles (III, 1).
3)Témoignage tiré des listes épiscopales dressées, l’une par Hégésippe dans ses Mémoires, l’autre par saint Irénée dans son Traité contre les hérésies. Sous le pontificat d’Anicet (155-166), Hégésippe voulant connaître l’enseignement des diverses Églises et en vérifier l’uniformité, entreprit un voyage à travers la chrétienté. Il s’arrêta dans un certain nombre de villes, en particulier à Corinthe et à Rome. À Rome, il établit la liste successorale des Évêques jusqu’à Anicet. Malheureusement cette liste a été perdue et nous n’en connaissons des extraits, que par l’historien Eusèbe. Au contraire, la seconde liste, dressée par saint Irénée, est intacte, et on peut la dater des environs de 180. L’Évêque de Lyon se propose de combattre les hérésies, et particulièrement, le gnosticisme. Pour cela il s’appuie sur la tradition et pose en principe que la règle de foi doit être cherchée dans l’enseignement des Apôtres inaltérablement conservé par l’Église. À cette fin, il déclare qu’il peut « énumérer ceux que les Apôtres instituèrent évêques, et établir la succession des évêques jusqu’à nous ». Et comme « il serait trop long de donner le catalogue de toutes les églises », il ne veut « considérer que la plus grande et la plus ancienne, l’église connue de tous, fondée et organisée à Rome par les deux très glorieux apôtres Pierre et Paul ». Il dresse alors la liste épiscopale de Rome jusqu’à Eleuthère : les bienheureux apôtres (Pierre et Paul), Lin, Anenclet, Clément, Évariste, Alexandre, Sixte, Télesphore, Hygin, Pie, Anicet, Soter, Eleuthère.
On objecte contre l’historicité de ces listes épiscopales, que les noms des évêques varient de catalogue à catalogue, et que la liste de saint Irénée diffère de la liste du catalogue « Libérien » dressé, en 354, par Philocalus, sous le pape Libère. II est vrai qu’il y a entre les deux listes quelque divergence : ainsi le catalogue « Libérien » fait suivre Lin immédiatement de Clément et dédouble Anenclet en Clet et Anaclet. De telles variantes sont assez minimes pour qu’on n’y attache pas une trop grande importance, et il y a par ailleurs tout lieu de croire qu’elles sont le fait des copistes.
Conclusion
Nous pouvons donc tirer de ce qui précède les conclusions suivantes :
1. Des textes de l’Évangile et des documents de la primitive Église il résulte que les pouvoirs apostoliques étaient transmissibles et ont été transmis.
2. Les Apôtres ont communiqué leurs pouvoirs à des délégués en élevant certains disciples à la plénitude de l’Ordre et en leur donnant la mission, soit de diriger les Églises qu’ils avaient eux-mêmes fondées, soit d’en fonder et d’en organiser de nouvelles.
3. Il est dès lors faux de prétendre que l’épiscopat soit né de la médiocrité des uns et de l’ambition des autres. Ce n’est pas la « médiocrité qui a fondé l’autorité », c’est l’Évangile. Les Évêques ont été institués pour recueillir la mission et les pouvoirs dont Jésus-Christ avait investi ses Apôtres. Pris en corps, les Évêques sont par conséquent les successeurs du collège apostolique. »


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