Littérature

Jean-Jacques Stormay, Abécédaire mal-pensant (Pages 302-304)
« Il existait une classe – par la naissance, par l’éducation, par la fonction et la conscience du rang social auquel on appartenait, et qui était lui-même porteur de certaines exigences morales – définissait, avec une relative justesse, le bon goût. Et parce que cette classe était la classe dirigeante reconnue comme élite, elle était imitée par le peuple qui s’en voyait élevé spirituellement : l’homme du peuple d’antan avait meilleur goût que le contribuable d’aujourd’hui, il était plus fin et plus cultivé. Un écrivain s’adressait d’abord aux membres de cette classe supérieure qui étaient exigeants. II n’en appelait pas aux suffrages du plus grand nombre, il obtenait ce suffrage à cause du succès qu’il avait obtenu par l’aval sélectif de la classe dirigeante. C’est pourquoi les écrivains accédant à la notoriété étaient rarement de mauvais auteurs ; n’écrivaient que ceux qui avaient quelque chose à dire. Ils connaissaient leur métier, n’importe qui ne se décrétait pas écrivain. Et si les écrivains étaient avides de succès, d’argent, de femmes et de voluptés, c’était malgré leur talent réel, ainsi malgré leur goût prononcé pour produire, dans une jubilation qui en droit se suffisait à elle-même, des œuvres de qualité. Au lieu que, aujourd’hui, on est écrivain pour se donner la satisfaction de ne pas être condamné à gagner sa vie pour vivre, à passer sa vie à rechercher les moyens de vivre, et pour acquérir une position sociale flatteuse d’intellectuel ou de « génie , de créateur », non sans viser – mais sans l’avouer, et surtout sans se l’avouer – les satisfactions les plus triviales. L’écrivain contemporain écrit pour obtenir des satisfactions de vanité en se donnant des poses de « penseur », de « témoin de son temps », en s’offrant le frisson de « n’être pas comme tout le monde », d’être au-dessus de la plèbe, mais aussi pour avoir des maitresses, pour jouir du droit de se lever tard, de conduire de grosses cylindrées, de vivre en dehors des cités colonisées par les Arabes, et de voyager. La condition d’écrivain a tout perdu, de nos jours, des raisons légitimes qui l’entouraient naguère (jusqu’à la fin de la Deuxième Guerre mondiale) d’une aura d’honorabilité. Les Anciens avaient résolu le problème de la servitude universelle du travail, c’est-à-dire de cette malédiction sommant l’homme de passer sa vie à survivre en dépensant sa vie à acquérir les moyens de vivre. ILs avaient recours à l’esclavage, lequel consistait à traiter une partie de l’humanité en sous-humanité, pour que puissent subsister quelques hommes capables de faire valoir les droits de leur propre humanité, c’est-à-dire de leur spiritualité contre la tyrannie de leurs passions charnelles. Si les Maitres étaient – au reste, non toujours – cruels et peu scrupuleux, ils avaient au moins le mérite de viser une fin honorable, et aussi celui de se donner les moyens d’accéder à leur position dominatrice ; ils étaient les plus forts. Au lieu que, aujourd’hui, le dernier des médiocres ose se scandaliser d’être relégué dans le rôle de charcutier ou de réparateur d’ascenseurs, de représentant de commerce ou de comptable, et prétend jouir du statut de spectateur pur, hors du circuit abrutissant de la production matérielle, mais sans pour autant viser une fin héroïque et aristocratique, et sans avoir à faire l’épreuve d’être le plus fort. Quand il n’ose prendre le risque d’être un hors-la-loi quand il trouve trop longue l’entreprise consistant à revendiquer par le moyen du syndicalisme, quand il ne dispose pas des relations lui permettant d’être franc-maçon, c’est-à-dire de gravir l’échelle sociale sans le mériter, il lui reste toujours la ressource de se déclarer écrivain, parce que le métier d’écrivain ne suppose aucune formation liminaire. II faut au moins savoir dessiner ou maitriser l’usage d’un instrument pour se dire artiste peintre ou musicien, au lieu qu’il suffit de connaître sa langue maternelle pour se mettre à rêver d’être une plume de génie.
On pourrait penser que la démocratisation du métier d’écrivain, faisant accéder maints inconnus ambitieux à l’arène de la recherche du succès, exacerbe la compétition entre auteurs et incite les plus doués à donner le meilleur d’eux-mêmes. Ce n’est pourtant pas ce qui se produit. La compétition, l’émulation ne sont fructueuses que si une élite du goût sait adopter les bons critères de sélection et jouit de l’autorité requise pour les appliquer. Or la démocratisation du métier d’écrivain, génératrice de cette démangeaison d’écrire s’emparant du moins talentueux des hommes aussitôt que doté de cette prétention que diffuse l’esprit démocratique, s’accompagne aussi de la démocratisation de la fonction de critique littéraire : les critères de sélection sont devenus eux-mêmes enjeux de compétition, et alors c’est immanquablement le poids de la masse et de la vulgarité qui l’emporte. De surcroit, les faiseurs d’opinion brouillent de manière irréversible le jeu du dévoilement des talents ; ces faiseurs d’opinion peuvent être idéologiques, auquel cas ce sont les réseaux maçonniques et juifs qui favorisent telle production au détriment des autres, en fonction de son aptitude à façonner l’opinion dans le sens qui sert leur cause ; ces faiseurs d’opinion peuvent aussi être mercantiles, auquel cas c’est le mauvais goût du public, ratifié par les éditeurs, qui fait prévaloir tel auteur par rapport aux autres, en fonction de son aptitude à satisfaire les aspirations de la masse. On connaît la thèse de Molière : « Je voudrais bien savoir si la grande règle de toutes les règles n’est pas de plaire ; et si une pièce de théâtre qui a attrapé son but n’a pas suivi un bon chemin. Veut-on que tout un public s’abuse sur ces sortes de choses, et que chacun n’y soit pas juge du plaisir qu’il y prend ? (La Critique de l’École des femnes, scène VI) Et elle n’est recevable que si le public est un vrai public. dont le goût est sûr. Si le premier devoir d’un auteur est de plaire, quand ce n’est pas le succès qui définit la qualité et le goût (c’est bien plutôt le goût qui définit la qualité et le droit moral au succès), c’est que, tout simplement, il est des succès qui ne sont pas de vrais succès : ne pouvant s’abuser tout le temps, quelque effort qu’ils fassent pour être victimes d’eux-mêmes, les hommes en viennent toujours, sur le long terme, à ne retenir que ce qui mérite d’être retenu. Mais. pour ceux qui sont victimes de ce processus égalitaire, la vérité vient toujours trop tard. L’un des scandales du monde moderne, c’est qu’il existe – n’en déplaise aux cyniques, aux « réalistes », aux existentialistes – des talents méconnus et des vocations gâchées. »

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